Par Christilla Vasserot

Dans sa chronique mathématique Le nombre imaginaire, Yannick Cras rendait il y a quelque temps « hommage à un idiot sublime » – i.e. le logiciel AlphaGo Zero de Google – « dernier né d’une impressionnante et toute nouvelle dynastie de programmes champions dans un jeu, le Go, que la plupart des spécialistes considéraient encore il y a peu comme inaccessible aux ordinateurs, tant est grande la combinatoire de ses positions possibles : comparés au Go, les échecs font presque mine de morpion ». Fascinant mais triste, car « ce champion absolu, surhumain du Go » ignore tout de sa réussite : il ne sait même pas qu’il joue au Go.

Dans un autre article, le même Yannick Cras en retraçait brièvement l’histoire pour faire la part des mythes et des réalités, et mieux comprendre cette IA qui, à en croire certains, allait « révolutionner notre vie, nous piquer nos jobs, gouverner le monde à notre place, nous rendre surhumains ou obsolètes, assurer la sécurité de nos routes, mettre fin à nos libertés, nous faire rois ou esclaves, inventer son propre successeur (et le nôtre) dans une singularité récursive infinie ».

Récemment, il s’est attelé à interroger le concept d’intelligence en l’associant à celui de conscience et en se demandant si cette dernière pouvait émerger dans une machine. La réponse n’est pas simple, elle s’intitule Ex Machina : une chronique en forme de dialogue à interlocuteurs multiples et souvent surprenants. L’un des derniers en date : ChatGPT, avec qui notre mathématicien pugnace a entamé une conversation à bâtons rompus.

Nous avons aussi été plusieurs à questionner d’autres domaines dans lesquels l’intelligence artificielle commençait à vouloir (?) se faire une place. L’un des plus controversés est celui de la traduction. Dans Le coin des traîtres, la chronique dédiée aux questions de traduction de la revue Délibéré, nous avons ri parfois des inhumaines erreurs des programmes de traduction en ligne. Certaines erreurs s’avéraient être de pures inventions, pastiches de traductions automatiques, comme ce  « Welcome potato » : fausse mauvaise traduction devenue virale. Yannick Cras a mené quelques expériences en la matière, afin de tester les réussites et les limites d’un « idiot utile » nommé Google Translate. Sophie Rabau s’est elle aussi livrée à « une expérience de traduction en compagnie de Georges Traître ». Verdict : « Google Translate et moi avons un point commun : nous sommes nuls en traduction. Il est convaincu, comme moi, qu’il n’est pas nécessaire de parler une langue pour la comprendre, ni de la comprendre pour la traduire ». D’autres encore, spécialistes du détournement, ont fait de l’erreur tout un art. Ainsi L’Indéprimeuse, « imprimerie spécialisée dans l’imprimé inutile et le livre illisible », a-t-elle publié un Jambonlaissé signé Guillaume Remuepoire. Sublime mais pas idiot. Il y a quelques jours, deux associations de traducteurs, l’ATLF (Association des traducteurs littéraires de France) et Atlas (Association pour la promotion de la traduction littéraire) ont publié en ligne une tribune conjointe intitulée « IA et traduction littéraire : les traductrices et traducteurs exigent la transparence ». Elle alerte sur la propagation de l’IA dans le domaine de la traduction. « La traduction doit continuer d’être défendue comme une activité intellectuelle, nécessaire, bénéfique et profondément humaine. Un métier de l’esprit, un artisanat de l’écrit qui doit être plus que jamais soutenu, et rester indépendant des logiciels qui n’ont d’intelligent que le nom. » Pour en savoir davantage sur les enjeux de la traduction humaine, le fonctionnement de l’intelligence artificielle appliquée à la traduction et les conséquences de son utilisation dans le domaine de la traduction littéraire, lisez donc cette tribune.

Article initialement paru dans la revue Délibéré, le 24 mars 2023.