Nuits blanches #2

Tu t’es vu quand t’as bu?

Buvez-vous de l’alcool ?
– Comme tout le monde …
Je relève les yeux de mon écran d’ordinateur pour contempler  l’homme assis de l’autre côté du bureau. Il a les yeux baissés les épaules basses. Je le sens usé par la vie, fatigué d’être lui et de n’être que lui. Visage buriné, traits tirés, hygiène plus qu’approximative. Il sent l’alcool à plein nez, odeur de la honte. Judas des temps moderne, il sait qu’il a trahis la confiance accordée par ses pairs.
Je lis entre les lignes. On ne me la fait plus : « comme tout le monde » est le lâche aveu d’un alcoolisme inavouable que l’on traine comme un boulet au pied. Je décide de lui épargner de préciser. A quoi bon ? Alcoolisme mondain, solitaire, puissant anxiolytique suite à un décès, une séparation…. Toutes ces histoires maintes et maintes fois entendues se ressemblent.
Je note dans ma consultation « OH chronique », comprenez catégorie pilier de comptoir, cause perdue par avance. Cet euphémisme pourtant je me le permet autant pour lui que pour moi. J’ai pour habitude de tourner l’écran de l’ordinateur pour que mes patients puissent lire ce que j’écris. Entre nous pas de secret, je te montre que tu peux me faire confiance, c’est donnant donnant. Pourtant sa honte me contamine. OH : deux lettres neutres et concises : il y a une chance pour qu’il ne les comprenne pas si ses yeux se posent sur l’écran. Au fond qui est le plus lâche de nous deux ?
« – Vous êtes donc inscrit sur liste de greffe hépatique. Voilà comment ça va se passer :
A partir d’aujourd’hui vous ne quittez plus votre téléphone, c’est votre ombre, le prolongement de vous même, votre meilleur ami, votre vie en dépend. Un jour ou une nuit, bientôt, plus tard, peut être jamais, la sonnerie salvatrice. Il vous faut venir là, maintenant, manu militari, en abandonnant femme et enfant et remettre votre vie entre nos mains.
A l’arrivée, checkup complet, on vous examine on analyse vos humeurs : êtes vous l’élu ce jour J ? Montrez vous patte blanche ? Avez vous eu une vie saine et exemplaires durant ces quelques mois ?
Une fois franchie l’ultime épreuve vous voilà tout près du saint Graal. La société est charitable, aujourd’hui elle a décidé de vous offrir une nouvelle vie, une seconde chance. Soyez reconnaissant, cette dette va vous suivre tout au long de votre vie.
Direction le bloc opératoire, étape probablement la plus facile pour vous. Passivité de l’hypnose pendant qu’une scène cruciale se joue autour de vous. L’organe indésirable (pourtant votre compagnon de route depuis des années) que l’on arrache  de votre ventre parfois au prix de litres de sang pour le balancer sans égard dans une froide bassine d’inox ou il produira un son mat avant de disparaître à l’intérieur d’un sac poubelle. Le corps en équilibre fragile durant le court instant où il est privé des fonctions vitales les plus essentielles. Enfin, le nouvel organe tant attendu et désiré que le chirurgien saisit avec prudence, presque avec tendresse, comme un nouveau-né. Les immunossupresseurs que l’on fait couler dans vos veines et qui vont désormais rythmer votre quotidien pour que votre corps aille en paix avec son nouvel allié. Et puis la magie qui opère, l’apothéose, le bouquet final : l’Organe d’apparence mort revient à la vie, vire d’un bleu profond à un  pourpre triomphant et de la froideur du cadavre à la chaleur humaine.
Voilà qui est fait. Pourtant rien n’est terminé c’est là que tout commence. Le réveil en réanimation couvert de sondes et cathéters en tout genre. Combien de temps s’est t’il passé ? Une heure ? Un jour ?une semaine ? Black out complet. Au mieux si vous êtes chanceux l’inconfort des soins, l’absence de sommeil, la soif, la perte de votre intimité pendant quelques jours de réanimation. Au pire, des mois de souffrances de complications en complication : hémorragie infection rejet décès.
 -Vous avez des questions ?
Voilà ce qu’on m’a appris à expliquer en l’espace d’une dizaine de minutes en des termes à peine plus édulcorés.
– Non je ne crois pas …
Commotion cérébrale, victoire par KO, le programme énoncé n’appelle, de fait, aucune question
– Très bien, au revoir Monsieur et bonne fin de journée »
J’apprendrai quelques mois plus tard qu’il s’est présenté à la greffe alcoolisé.
Game over, passez votre tour et revenez la prochaine fois…
Quel idiot il a grillé sa chance de sauver sa peau. Et pourtant, que celui qui n’a jamais bu un verre pour se donner du courage lui jette la première pierre.

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