NOMINATIONS ET INNOMMABLES DU THÉÂTRE FRANÇAIS [billet d’humeur]

Les nominations de directeur.rice.s des théâtres publics français relancent un vieux débat toujours suivi de vœux pieux et de peu d’actions concrètes. Pour commencer, il y a bien sûr que lorsque j’observe les directions des CDN et théâtres nationaux, en tant que metteur en scène blanc de sexe masculin, je devrais m’y reconnaître, mais qu’à vrai dire non, je n’y reconnais pas le théâtre tel que je le connais en France, tant ma génération de créateurs reflète mieux la diversité de la population réelle de ce pays, et tant, entre autres, les grandes artistes qui sont des femmes y comptent pour bien plus de 25% du total (c’est la proportion de femmes directrices de CDN). C’est d’ailleurs aussi une question de génération, justement, car le Ministère ne semble pas apprécier beaucoup les directeur.rice.s jeunes, et il faudra donc attendre encore dix à quinze ans pour que les talents de mon âge et plus jeunes qui auront survécu à l’usure et à la difficulté de réunir des conditions de production adéquates deviennent – pour celleux qui s’en sentent la vocation d’ailleurs – les nouveaux visages de l’institution.

L’autre question, c’est de savoir s’il faut absolument que ce soient des metteur.se.s en scène. Poser la question ne revient pas à abdiquer l’utopie de lieux qui ne soient pas dirigés seulement par des administrateurs, qui au demeurant sont des acteurs essentiels du processus créatif, dont on tend à les éloigner. Au contraire, il s’agirait là encore de diversifier. La mise en scène est un art curatorial, de médiation et de gestion du collectif, alors bien sûr on comprend l’idée, quoique la direction d’un théâtre soit bien sûr un métier bien différent quand même. Mais si je demande à un.e collègue metteur.se en scène combien de spectacles d’artistes différents il ou elle voit, avec combien de collègues il ou elle a travaillé dans sa vie, etc., j’aurai bien souvent des réponses beaucoup moins riches que de la part d’auteur.rice.s, de scénographes, de comédien.ne.s, régisseur.se.s, d’universitaires (qui de plus en plus se rapprochent des plateaux)… bref celles et ceux qui tout en poursuivant des trajectoires singulières, ressentent un besoin constant de s’irriguer d’expériences et de pratiques diverses et plurielles, et vivent dans leur vie plus de façons différentes de faire du théâtre, de l’intérieur, qu’aucun.e metteur.se.s en scène, et avec beaucoup moins d’ornières de surcroît. Sans parler du rapport aux frontières entre les disciplines, miroir exact du rapport à la diversité sociale, où le théâtre français ne semble pas savoir faire, et c’est en grande partie dû à la formation (et à la curiosité) de ceux qui le font.

Mettre des metteur.se.s en scène à la tête des théâtres, c’était censé permettre à ceux-ci de penser différemment, de s’ouvrir à d’autres logiques, au plus près de la création vivante. Or, un contexte économique contracté a conduit à une uniformisation incroyable de la production théâtrale française, réunie autour d’un milieu homogène, à l’image de ses méthodologies, de ses sujets et des transdisciplinarités dont elle est (in)capable. Inviter à la table les autres métiers de la création, en solo, binômes ou collectifs, semble aujourd’hui vital pour rester fidèle à cette ambition originelle. Et puis, ce qui ne gâte rien, ces métiers connaissent beaucoup plus de parité et de diversité, sociale et autre. Donc, vous qui fabriquez du théâtre et à qui on ne propose jamais ces carrières, allez-y voir, s’il vous plaît – vous qui n’y êtes jamais invité.e.s, appropriez-vous les problématiques de ce que peut être un « théâtre public », formulez des projets, postulez, donnez à cet univers-là sa substance comme vous le faites aux spectacles que signent les metteur.se.s en scène. C’est ainsi qu’on fera du théâtre au-delà de quelques uns, et c’est urgent, car c’est notre vocation et notre mission.

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