Le « manque d’eau » en France : un concept équivoque ?

Ceci est un article d’opinion écrit pour le Bulletin biannuel du réseau des Alumni de l’Ecole Nationale Supérieure de Géologie (ENSG-Nancy). Il a été publié dans le Bulletin des Géoliens n°116 de juin 2021. Merci au rédacteur en chef, Martin Lemay, pour son aimable invitation à publier dans les colonnes de leur journal. Le contenu de cet article n’engage que moi.

C’est une petite musique fort peu enthousiasmante mais assurément sensationnaliste qui s’invite à nos oreilles chaque été : les sécheresses, accompagnées par des vagues de chaleur toujours plus intenses, causent de sérieux dégâts économiques, biologiques et parfois sanitaires. Décidés par les Préfets pour limiter les prélèvements d’eau en situation critique, les arrêtés « sécheresses » sont mis en place de plus en plus tôt et dans un nombre croissant de départements français chaque année [1]. Les défauts d’approvisionnement en eau courante, bien que rares en proportion totale du nombre de foyers desservis dans l’Hexagone, ont surpris plus d’une localité en 2018 et 2019, imposant dans l’urgence le recours à des ravitaillements par camion-citerne sur des périodes allant jusqu’à deux mois [2] !

Deux études scientifiques parues en mars dernier viennent encore confirmer une tendance que nous ressentons tous : les étés sont bel et bien en train de devenir très secs. La première, publiée dans Nature Geoscience, montre par l’analyse isotopique de cernes d’arbres le caractère exceptionnellement intense des sécheresses estivales depuis 2015 en Europe, sur une fenêtre historique de plus de deux millénaires [3]. L’autre, parue dans Environmental Research Letters, suggère que la sévérité des pertes agricoles liées aux sécheresses et vagues de chaleur a triplée en 50 ans. Au sein des filières céréalières, ces pertes augmentent désormais de 3% par an sur le Vieux Continent [4]. Le rôle du dérèglement climatique d’origine anthropique, notamment par le biais d’une déstabilisation du jet stream circumpolaire, est une cause plausible des apparitions plus fréquentes et plus persistantes des canicules et des épisodes de stress hydrique en Europe de l’Ouest [5].

Sommes-nous donc destinés à vivre avec le « manque d’eau », pour reprendre une expression popularisée, si ce n’est galvaudée, à mesure que l’on empile les records de canicule et de sécheresse ?

Si nous posions la question à une famille de paysans du Sahel par exemple, je crains que notre représentation du « manque d’eau » les fasse doucement sourire, dérèglement climatique ou pas. Si nous posions la question à des peuples autochtones des forêts tropicales humides, ils se pourraient qu’ils nous regardent avec peine et compassion. Sans même invoquer les habitants de cette planète qui ne vivent pas dans l’opulence matérielle démesurée des Occidentaux, les points de vue sont probablement différents entre les fermiers australiens ou les industriels libanais d’une part, et les éleveurs hollandais ou les distilleurs écossais d’autre part. Ainsi, la première étape à franchir pour répondre à la question consisterait à reconnaître que le « manque d’eau » est en premier lieu une construction subjective fortement liée à la perception que l’on a de son environnement ainsi qu’à nos modes d’appropriation de la ressource. Ces derniers revêtent un double caractère culturel et économique. Culturel, car certains peuples voient l’eau comme une force vitale et purificatrice qu’il convient de sacraliser, tandis que d’autres n’y voient guère plus qu’un moyen commode d’évacuer les excréments (et paradoxalement, c’est parfois les deux…). Economique, car les pays développés ont bien plus de facilités à investir dans des infrastructures à même de retenir, extraire, transporter, purifier, transformer et « recycler » l’eau que les pays en voie de développement. En d’autres termes, un pays riche aride peut déployer les moyens pour prélever et sécuriser bien plus d’eau dans son environnement extrême qu’un pays plus humide qui a peu d’infrastructures.

Contrairement aux autres ressources critiques pour l’économie moderne, comme les métaux (nickel, cuivre, cobalt…) ou le pétrole, dont les réserves commencent à se tarir pour de bon, l’eau s’inscrit dans un cycle très rapide de renouvellement des stocks dans de nombreuses régions du globe (typiquement au rythme annuel pour les compartiments hydrologiques les plus superficiels). Caractériser un éventuel « manque d’eau » ne peut donc pas s’opérer de la même manière que pour une ressource dont le stock ne se recompose pas à l’échelle de nos civilisations. En France, le risque n’est pas tant de converger vers une indisponibilité généralisée de l’eau, mais plutôt que l’ensemble des usages que l’on souhaiterait faire de l’eau à un endroit et un instant donné soit de plus en plus souvent incompatible avec la quantité et la qualité de l’eau extractible de notre environnement. On parlera alors d’une situation de stress hydrique. Puisque l’eau est une ressource vitale, le moindre stress hydrique engendre des conflits d’usage et leur lot de tensions sociales. Lorsque ces situations se produisent de plus en plus fréquemment, comme c’est le cas aujourd’hui, on en arrive rapidement à la conclusion que si on ne peut pas avoir toute l’eau désirée à un instant donné, c’est bien la preuve qu’elle vient à manquer. Cela revient à dire que si je désire m’acheter une voiture de sport, avec une carrosserie rouge et une très grosse cylindrée, mais que ma banquière me prévient que c’est absolument incompatible avec ma situation financière, je dois irrémédiablement conclure que je manque d’argent… mais ça n’a pas de sens, puisque je n’ai nul besoin d’un tel bolide pour bien vivre !

Il convient donc dans un second temps, de séparer les besoins en eau solvables et non solvables. La position du curseur de séparation dépend des opinions, mais elle est indéniablement bornée par deux limites physiques objectives : la quantité d’eau minimale nécessaire pour garantir la survie d’un côté, et la quantité maximale exploitable en un lieu et temps donné de l’autre. Ainsi, manger et boire suffisamment est un besoin non solvable absolu, mais manger du bœuf à chaque repas est un besoin parfaitement solvable. Entre ces deux extrêmes, il y a quelque part une zone de confort qui garantit la vie à tous (et non la simple survie) sans compromettre le fonctionnement naturel de l’environnement et le renouvellement normal de la ressource. Ce qui peut être débattu, c’est la représentation que l’on fait de la zone de confort, sachant que dès que l’on s’en éloigne, on peut parler légitimement d’un manque d’eau. Or, n’en déplaise aux éternels râleurs que nous sommes, nous vivons en France avec un niveau de confort qui reste l’un des plus élevés au monde. Par conséquent, il est à mon sens difficilement admissible de parler de « manque d’eau » pour les français. Malgré tout, il n’en va pas forcément de même pour les tous les êtres vivant sur le sol français. Les arbres par exemple, souffrent de plus en plus des sécheresses qui se succèdent. Des hectares de forêts partent chaque année en fumée ou finissent par mourir desséchés ou bien malades, parce que vulnérables, du fait du stress hydrique. Ils n’ont pas les moyens de puiser l’eau ailleurs que là où ils sont. Malgré leur capacité de résilience stupéfiante, il arrive fréquemment que des massifs forestiers subissent un réel manque d’eau, puisque leurs besoins non solvables ne sont pas satisfaits. Toutefois, à terme, le « manque d’eau » des forêts peut devenir notre manque d’eau aussi, puisque les fonctions écosystémiques, patrimoniales et culturelles qu’elles remplissent nous sont essentielles à plus d’un titre. On pourrait évidemment étendre cette remarque à bien d’autres milieux, comme les zones humides par exemple. En somme, définir le « manque d’eau » n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît, et nous nous trompons en pensant qu’il est possible d’objectiver cette notion uniquement à l’aide d’indicateurs météorologiques et hydrologiques. Elle impose également une réflexion sur nos modes de vie, sur nos priorités, sur notre façon de « configurer un futur enviable et réaliste » pour paraphraser le physicien et philosophe des sciences Etienne Klein.

Mais au fait, pourquoi est-il important de repenser ce concept de « manque d’eau » ? Tout simplement parce que les orientations stratégiques de gestion de l’eau sont aujourd’hui décidées au nom du « manque d’eau ». Les investissements sont souvent conséquents, sans que les effets long-terme soient clairement et objectivement anticipés. Les tensions dues aux épisodes récurrents de stress hydrique impliquent des prises de décisions rapides, pour gérer l’urgence ou la crise, mais rarement prenons-nous réellement le temps de bâtir une vision systémique et transversale des enjeux de l’eau, afin de préparer au mieux la résilience hydrique de demain pour nos territoires [6]. Retenues d’eaux, Réutilisation des eaux usées traitées (REUT), recharge artificielle des nappes, déviations de cours d’eau, dessalement d’eau de mer sont autant de solutions techniques vantées comme efficaces et nécessaires pour pallier le « manque d’eau », mais elles visent surtout à s’accrocher coute que coute à nos modes de vie, qui mettent une très forte pression sur des ressources naturelles. A mon avis, il est plus judicieux de chercher à faire moins ou la même chose avec moins d’eau, que s’entêter à faire la même chose ou plus avec plus d’eau, car à l’évidence, ce modèle-là arrive à bout de souffle dans tous les domaines. Or, les techniques énoncées ci-avant sont bel et bien fondées sur la résorption du déficit hydrique par une nouvelle forme d’accumulation, au lieu de réfléchir en première instance comment s’adapter à ce déficit. On pourra rétorquer que les deux aspects doivent être appliqués de concert. Je pense au contraire qu’il est bien plus salutaire à long terme d’épuiser d’abord tous les leviers de l’efficacité hydrique et de la sobriété, avant de penser à substituer les ressources dont on pense « manquer ». Le cas très actuel de Taïwan illustre bien cette folie de l’accumulation : très gros producteur de puces électroniques, le pays subit en ce moment une vague de sécheresse très forte qui fragilise une industrie utilisant beaucoup d’eau, alors que le secteur est déjà en tension pour des raisons conjoncturelles. Réponse au problème ? Camions-citernes, suspension des irrigations pour la riziculture, coupures d’eau pour les particuliers, construction de canaux et, clou du spectacle, l’ensemencement de nuages [7]… Taïwan manquerait-elle d’eau ? Si tel est le cas, nous devrions vraiment nous affoler, car il pleut 2 à 3 fois plus là-bas que chez nous !

Figure 1 – Valle de la Luna, désert d’Atacama, Chili : l’un des endroits les plus secs au monde. L’humidité de l’air y est pratiquement nulle. Crédit : J. Schuite.

Quoiqu’il en soit, ne nous voilons pas la face : nous sommes encore loin de vivre dans un désert (figure 1). Cela ne signifie pas pour autant que nous n’allons pas au-devant de sérieux ennuis si nous ne repensons pas profondément notre façon de gérer et d’utiliser l’eau dans un contexte de dérèglement climatique. En effet, la répartition spatio-temporelle de la ressource a de grandes chances d’être très bouleversée, et améliorer la qualité des milieux aquatiques risque de devenir un enjeu complexe face aux pressions qui s’accumulent (croissance des températures, polluants émergents, plastiques, etc.). De plus, s’adapter aux transformations du cycle de l’eau devra se faire de pair avec les transformations dans les domaines de l’énergie et de l’alimentation, et ce à l’échelle mondiale. L’étroite intrication de ces trois problématiques formera le nerf de la guerre de ces prochaines décennies et mérite, à mon sens, bien plus d’attention. En fait, elle devrait être la raison principale propulsant une réelle transition hydrique, en France comme ailleurs. La bonne nouvelle, c’est que nous avons déjà fait un pas dans la bonne direction sans même s’en rendre compte ! En effet, entre 1994 et 2013, les prélèvements d’eau pour l’industrie et l’alimentation en eau potable (environ ¾ du total prélevé hors production électrique en France) avaient baissé très significativement, alors que la population et la productivité industrielle avait augmenté dans le même temps [8] (figures 2 & 3). Sachant que cela ne nous a aucunement bouleversé et qu’il reste de bonnes marges de manœuvre dans tous les secteurs, nous pouvons espérer poursuivre cette démarche de gains d’efficacité et d’utilisation raisonnée, dans des conditions largement supportables, notamment pour s’adapter au changement climatique.

Figure 2 – Prélèvements d’eau pour l’alimentation en eau potable (AEP) en France entre 1994 et 2013. Sources : agences de l’eau ; Onema (BNPE) ; Insee (recensement de la population). Traitements : SOeS, 2016. Issu de Pasquier et al. (2017).
Figure 3 – Prélèvements d’eau pour des usages industriels en France et indices de productivité des industries. Sources : agences de l’eau ; Onema (BNPE) ; Insee (productions industrielles). Traitements : SOeS, 2016. Issu de Pasquier et al. (2017).

Heureusement, si nous avons parfois la sensation de « manquer d’eau », il est évident que la France ne manque pas d’expertise en sciences hydrologiques. Nul besoin de fausse modestie : c’est l’une de nos compétences historiques. Les hydrauliciens Pitot, Saint-Venant, Poiseuille, Boussinesq, Darcy et Navier ont laissé leur nom aux principales lois décrivant le mouvement des fluides dans diverses conditions. Leurs travaux sont enseignés et mis à profit par des chercheurs et ingénieurs du monde entier depuis des décennies. Leurs équations sont utilisées partout et tous les jours pour dimensionner des ouvrages hydrauliques, établir une cartographie des risques inondation, dimensionner des réseaux d’adduction, décrire les écoulements d’eau souterraine et j’en passe… Depuis l’époque de ces pères fondateurs, et avec la naissance de nouvelles disciplines telles que l’hydrologie et l’hydrogéologie, la France a conservé une excellente école pour les sciences hydrologiques. Nous disposons aussi d’un laboratoire « grandeur nature » extraordinairement varié pour étudier, développer et expérimenter dans ces champs disciplinaires, avec des territoires balayant presque tous les gradients géographiques, topographiques, géologiques et climatiques, notamment grâce aux régions d’Outre-Mer. Plus que jamais, conserver et enrichir nos compétences et notre savoir-faire en la matière dans un contexte de profondes et rapides transformations environnementales est d’un intérêt stratégique capital. En particulier, l’ingénieur hydrogéologue aura incontestablement sa place pour relever les défis (qui ne manquent pas non plus), comme la gestion des ressources en eau et la rémanence des polluants dans les aquifères, l’avancée des biseaux salés, la quantification plus précise de la recharge des nappes, la caractérisation fine des échanges nappe-rivière, la sécurisation du stockage souterrain des déchets nucléaires, la géothermie, etc. Il semble évident que nous avons toutes les clés en main pour réussir une transition hydrique en France et exporter nos savoir-faire. Naturalistes par essence, les géologues hydrauliciens doivent montrer le chemin pour nous réapprendre à observer, écouter et travailler avec la nature. L’eau a un potentiel incroyable pour devenir à la fois le moteur et le fil rouge de la transition écologique. Emparons-nous pleinement de notre rôle et de notre responsabilité pour qu’à l’avenir, nous ne vivions jamais avec le sentiment de manque d’eau.


[1] http://propluvia.developpement-durable.gouv.fr/propluvia/faces/index.jsp

[2] https://france3-regions.francetvinfo.fr/bourgogne-franche-comte/doubs/haut-doubs/allies-hauterive-granges-narboz-eau-arrive-camion-certaines-communes-du-haut-doubs-1542516.html

[3] Büntgen, U., Urban, O., Krusic, P.J. et al. Recent European drought extremes beyond Common Era background variability. Nat. Geosci. 14, 190–196 (2021), https://www.nature.com/articles/s41561-021-00698-0

[4] Teresa Armada Brás et al 2021 Environ. Res. Lett. in press https://doi.org/10.1088/1748-9326/abf004

[5] Kornhuber, K., Coumou, D., Vogel, E. et al. Amplified Rossby waves enhance risk of concurrent heatwaves in major breadbasket regions. Nat. Clim. Chang. 10, 48–53 (2020). https://doi.org/10.1038/s41558-019-0637-z

[6] Voir à ce sujet les travaux de la chercheuse Sarah Fernandez (ENGEES, Strasbourg), notamment : Fernandez S., Debril T., (2016), « Qualifier le manque d’eau et gouverner les conflits d’usage : le cas des débits d’objectif d’étiage (DOE) en Adour-Garonne », Développement durable et territoires, Vol. 7, n°3, http://developpementdurable.revues.org/11463 ; DOI : 10.4000/developpementdurable.11463

[7] https://reporterre.net/A-Taiwan-la-secheresse-menace-la-production-de-puces-electroniques

[8] Jean-Louis Pasquier, Monique Venuat-Budon, Cécile Aouir & Wilfried Serre (2017), Les prélèvements d’eau douce en France : les grands usages en 2013 et leur évolution depuis 20 ans, Service de l’observation et des statistiques (SOeS), Ministère chargé de l’environnement (MEEM), 26 pages.