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L’entraide, l’autre loi de la jungle

19 mars 2018

Avec leur livre L’entraide, l’autre loi de la jungle, Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, qui «ont tous deux une formation d’ingénieur agronome et un doctorat en biologie», nous montrent que «de tout temps, les humains, les animaux, les plantes, les champignons et les micro-organismes – et même les économistes ! – ont pratiqué l’entraide» et que cela les a aidés à survivre alors que bien des espèces plus fortes se sont éteintes!

Préface : Le sociologue Alain Caillé, notamment directeur de la Revue du MAUSS, salue à la fois l’objectif et la réalisation de ce livre. Il dit entre autres apprécier qu’il montre que la coopération ne l’emporte pas seulement sur la compétition dans les sociétés humaines, mais aussi dans l’ensemble du vivant.

Introduction – L’âge de l’entraide : «L’entraide n’est pas un simple fait divers [qui s’observe lors de catastrophes], c’est un principe du vivant. C’est même un mécanisme de l’évolution du vivant : les organismes qui survivent le mieux aux conditions difficiles ne sont pas les plus forts, ce sont ceux qui arrivent à coopérer». La compétition entre individus existe aussi, mais cet état demande trop d’énergie et génère trop de stress pour être maintenu sur une longue période. Ce livre vise à faire le point sur la contribution de toutes les disciplines (éthologie, anthropologie, économie, psychologie, biologie sociologie, neurosciences, etc.) qui se sont penchées sur cette question.

1. Histoire d’un oubli : Presque tout le monde a entendu parler de la compétition entre plantes et arbres pour obtenir plus de lumière dans les forêts. Or, on entend moins parler des cas où la cohabitation entre deux espèces (végétales ou animales) les favorise toutes les deux (parfois même entre plus que deux espèces). Les auteurs fournissent de nombreux exemples de ce type de coopération (partie très intéressante et instructive).

Ils y présentent ensuite six types d’interactions possibles entre deux espèces, passant de celles qui sont mutuellement avantageuses à celles qui nuisent au deux espèces en relation :

  • le mutualisme (et la symbiose), qui avantage les deux espèces;
  • la coexistence, qui n’avantage ou ne désavantage aucune espèce;
  • le commensalisme, qui en avantage une sans nuire à l’autre;
  • l’amensalisme, qui nuit à une sans avantager l’autre;
  • la prédation (y compris le parasitisme), qui avantage une espèce et nuit (beaucoup!) à l’autre;
  • la compétition qui nuit aux deux espèces, car «chacune risque de perdre des plumes, voire d’y laisser sa peau».

Les auteurs tentent ensuite de comprendre les raisons qui expliquent que nous ayons établi la compétition au cœur de notre culture occidentale, alors qu’elle est le seul type de relation qui nuit à tout le monde sans vraiment avantager personne.

2. L’entraide spontanée : Les auteurs démolissent d’entrée de jeu le concept d’homo œconomicus, cet être imaginaire parfaitement égoïste et «rationnel», en montrant à l’aide de nombreuses expériences (que j’ai lues des dizaines de fois, mais qui sont tout à fait pertinentes pour cette démonstration) que l’être humain ne correspond pas du tout à ce monstre asocial… Par exemple, lors de catastrophes, la grande majorité des gens gardent leur sang-froid et aident les plus mal pris, même s’ils ne les connaissent pas. Ce comportement correspond aux résultats d’autres tests qui montrent que nous sommes portés intuitivement (ou instinctivement) à collaborer, et que ce n’est que si on a le temps de réfléchir que nous pouvons parfois agir de façon plus égoïste. Les auteurs explorent ensuite d’autres aspects de la question.

3. Les mécanismes du groupe : Les auteurs expliquent ici le concept du don et du contre-don. La «triple obligation de «donner-recevoir-rendre» génère un état de dépendance réciproque qui prolonge le lien social dans le temps, telle une boucle sans fin» et crée ainsi une «culture de l’entraide» qui pérennise le comportement intuitif présenté dans le chapitre précédent. Ils abordent ensuite d’autres facteurs qui peuvent favoriser ou défavoriser l’entraide, comme l’empathie, la présence de profiteurs, l’établissement d’une réputation enviable (même pour un pseudo anonyme sur Internet!), les récompenses et les punitions (dont l’efficacité dépend beaucoup du contexte; par exemple, «la punition, pour être efficace, doit être juste, bien proportionnée, mais aussi parcimonieuse et discrète»), les normes sociales et les institutions.

4. L’esprit du groupe : Dans certains groupes, l’entraide se fait presque automatiquement, tandis que dans d’autres la chimie ne prend pas. Les auteurs présentent en détail trois facteurs essentiels pour qu’un groupe (qui peut être aussi petit qu’un groupe de travail ou aussi grand qu’un pays, voire que la population vivant sur la Terre) fonctionne bien : le sentiment de sécurité, le sentiment d’égalité (en fait d’équité, puisque les auteurs précisent que les inégalités dues à la chance et surtout au travail et à l’utilité sont mieux acceptées) et le sentiment de confiance (confiance qui est «une suspension provisoire de l’esprit critique»).

Les auteurs expliquent ensuite les huit principes fondamentaux établis par Olinor Ostrom dans son livre La gouvernance des biens communs (que j’ai présenté dans ce billet) pour assurer une gouvernance durable de biens communs, puis mettent en garde contre l’extase collective qui supprime l’individualité et qu’on observe entre autres dans les armées, dans les partis politiques (chers camarades…) et dans les groupes religieux (surtout dans des sectes). Finalement, ils abordent ce qu’ils appellent l’«altruisme de paroisse», c’est-à-dire la «tendance à l’entraide préférentielle entre personnes du même groupe au détriment des étrangers», qui «peut être néfaste pour la nation» (cela m’a fait penser au comportement de certaines personnes au Québec…) et les facteurs qui peuvent mener l’effondrement de l’entraide, facteurs qui vont des fausses rumeurs à la propagande et qui détruisent la confiance qui sera par la suite bien difficile à reconstruire (là, c’est au président des États-Unis que j’ai pensé).

5. Au-delà du groupe : Les auteurs se penchent dans ce chapitre sur les relations entre les groupes et avec le reste du monde. Un des moyens les plus utilisés pour accentuer l’entraide dans un groupe est d’entrer en compétition avec un autre groupe. On peut par exemple s’inventer un ennemi et jouer du «nous» contre «eux». Cette méthode fut aussi bien utilisée par les nazis que par les républicains aux États-Unis (l’axe du mal de Bush et sa guerre en Irak, ainsi que bien d’autres exemples). Ce genre de méthode (oui, je pense encore au «nous» québécois…) resserre en général les liens à l’intérieur d’un groupe, mais génère des tensions envers les membres des autres groupes. Il est de loin préférable de s’entendre sur un objectif commun à tous les groupes pour favoriser l’entraide entre tout le monde.

Les auteurs étudient ensuite les enjeux entourant l’égalité entre les membres d’un groupe, la taille optimale et maximale d’un groupe pour que l’entraide demeure possible, et, en faisant le tour des concepts analysés auparavant, les possibilités de coopération dans la lutte contre les changements climatiques (le résultat n’est pas très encourageant…).

6. Depuis la nuit des temps : Les auteurs abordent cette fois le rôle de l’entraide et de l’égoïsme dans l’évolution des êtres vivants (y compris humains) et dans la sélection naturelle des groupes qui ont survécu, ainsi que les facteurs qui peuvent expliquer comment ils sont parvenus à un tel niveau d’entraide (partie passionnante). Ils concluent que «d’un point de vie évolutif, l’égoïsme supplante l’altruisme au sein des groupes. Les groupes altruistes supplantent les groupes égoïstes». Cela signifie qu’un individu plus égoïste a de meilleures possibilités de reproduction, mais qu’un groupe formé de plus d’individus égoïstes a une probabilité de survie inférieure à celle d’un groupe formé de plus d’individus altruistes. On a en plus observé que les comportements de collaboration augmentent en milieu hostile (des plantes et arbres en montagne, par exemple) et diminuent en milieu favorable (sur des terrains plats).

Les auteurs abordent ensuite les mécanismes qui peuvent expliquer le mutualisme (et la symbiose) entre espèces différentes (parfois entre un végétal et un animal) et en donnent de très nombreux exemples. On peut s’émerveiller devant ces phénomènes, mais il faut comprendre que nous n’observons que les espèces qui ont survécu au cours du processus de sélection naturelle (dans bien des cas grâce à des collaborations de ce genre) et pas celles bien plus nombreuses qui sont disparues notamment par manque de collaboration. Ils continuent en présentant trois principes généraux, «trois manières qu’a la vie de créer de la nouveauté grâce à l’entraide» :

  • l’entraide crée de nouvelles opportunités d’entraide, principe qui fait en sorte que, de nos jours, «chaque organisme est potentiellement en interaction mutuellement bénéfique avec un ou plusieurs autres organismes» et que «cette interdépendance radicale de tous les êtres renforce clairement la résilience des systèmes vivants» (par contre, en nous isolant volontairement des autres organismes vivants, «nous creusons simplement notre tombe»);
  • deux organismes peuvent fusionner pour former un nouvel être, notamment par la symbiogénèse («capacité qu’ont deux organismes à former un nouvel organisme unique»);
  • le passage à un niveau supérieur de complexité.

Conclusion – Le nouveau visage de l’entraide : Les auteurs dressent le bilan du livre en résumant tout d’abord le contenu de chacun des chapitres (avec un texte assez différent du mien!), en faisant ressortir ensuite neuf grands principes de l’entraide et en expliquant ce que l’écriture de ce livre (et la recherche étendue sur 10 ans pour ce faire) «a changé dans le regard que nous portons sur l’entraide» (dans le contexte où ils étaient davantage imprégnés par la culture de la compétition qu’ils ne le pensaient).

Épilogue – Pour quel monde? : En appliquant les principes que ce livre a permis de faire ressortir, les auteurs essaient de prévoir si les êtres humains favoriseront leurs réflexes d’entraide ou des comportements égoïstes lorsque l’effondrement qu’un des auteurs (et probablement l’autre aussi) juge inéluctable (voir ce livre et ce billet) surviendra. Pour que les réflexes d’entraide (et même ce choix réfléchi) l’emportent sur les comportements égoïstes, ce qui sera essentiel à la survie de l’espèce humaine, il est important de se débarrasser de la «mythologie de la compétition et de la supposée loi de la jungle» qui entretiennent «un climat de violence et de défiance tout à fait défavorable à l’entraide», mythologies qui reposent entre autres sur les hypothèses erronées colportées par la théorie économique orthodoxe, ainsi que par des politicien.nes et idéologues qui tentent même de s’appuyer sur ces mythologies pour orienter l’éducation des enfants (il faut les habituer jeunes à la compétition, même si ce mythe «n’est adapté ni à notre vie en société ni à notre planète») et pour modifier la gestion des organismes publics (il faut les mettre en concurrence pour améliorer leur efficacité et leur productivité) au détriment de la qualité des services et de la santé mentale des travailleur.euses de ces secteurs.

Annexe – De la nouvelle sociobiologie» : Cette annexe présente le débat entre les sociobiologistes sur l’origine de la socialité. Pendant une quarantaine d’années, la version dominante était celle de la proximité génétique entre les individus, soit que, en aidant un.e membre de sa famille, un individu favorise la transmission d’une partie de ses gènes par ces personnes proches de lui génétiquement. Ainsi, même l’altruiste serait en fait égoïste, interprétation qui a plu à la droite (et même à l’extrême droite). Par contre, jamais cette version n’a été prouvée. En fait, même le sociobiologiste à l’origine de cette version (Edward Osborne Wilson) s’en est détaché avec le temps, pour revenir à l’explication de Darwin, soit que l’égoïsme supplante l’altruisme au sein des groupes, mais que les groupes altruistes supplantent les groupes égoïstes, comme mentionné dans un chapitre précédent. Ils terminent cette annexe en abordant d’autres concepts liés à la sociobiologie (réciprocité directe et indirecte, réputation, sélection spatiale, rôle du milieu hostile, etc.),

Je craignais que cette annexe soit très technique et dure à lire, mais non, elle est aussi claire et agréable à lire que le reste du livre.

Et alors…

Lire ou ne pas lire? Lire! Ayant grandement apprécié le livre de Pablo Servigne (et Raphaël Stevens) que j’ai lu auparavant (Comment tout peut s’effondrer, dont j’ai parlé dans l’épilogue), mes attentes étaient grandes envers celui-ci. Et elles n’ont pas été déçues. En fait, ce compte-rendu rend bien mal la richesse du contenu de ce livre. Je n’ai par exemple rien dit sur les liens que les auteurs ont faits avec deux des livres que j’ai le plus appréciés au cours des dernières années, soit Système 1, système 2 – Les deux vitesses de la pensée de Daniel Kahneman et Sapiens : une brève histoire de l’humanité, de Yuval Noah Harari. Ce livre se joint à cette liste de livres qui ressortent nettement des autres. En plus, les notes sont en bas de pages!

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  1. 20 mars 2018 8 h 31 min

    Une entrevue de Pablo Servigne sur le sujet :

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