Fleabag : éloge de la fêlure

Lecture 3 min. Cet article contient des spoilers.

Nous vous en avions parlé dans notre top 10 des meilleures séries de 2019. Cinq ans après la sortie de la première saison, alors que les fêtes de fin d’année pointent le bout de leur nez, une piqûre de rappel ne fait pas de mal ! Il est nécessaire, si ce n’est vital, de s’attarder sur l’excellente série Fleabag, diffusée en France sur Amazon Prime. L’œuvre écrite et jouée par Phoebe Waller-Bridge est déjà un incontournable dans son genre.

Dès les premières minutes, le spectateur plonge dans l’intimité pathétique d’une londonienne trentenaire à qui rien ne semble sourire. Par son propos autant que sa construction, Fleabag marque une rupture. La série brise les pactes codifiés des normes sociétales et du procédé sérielle. Son personnage principal, anonyme, sort ainsi de biens des carcans. Il ne s’agit ici non de montrer mais de laisser voir les dessous vicieux d’une vie lambda, entre sexe, trahisons, doutes et joies. En bref, en voulant dépeindre l’imperfection en puissance de la nature humaine, Fleabag séduit par le charme de la banalité.

En seulement deux saisons de six épisodes, Phoebe Waller-Bridge nous plonge dans un univers 100% British et tragiquement hilarant. Par le biais d’une protagoniste jamais nommée, qui refuse de grandir et a du mal à intégrer le grand jeu de la vie, Fleabag interroge sur le bien, le mal, et tout ce qu’il se passe entre les deux.

Bien souvent perçue comme un monstre aux actes et paroles complètement trash, que ce soit par son entourage ou les nombreux inconnus auxquels elle se confronte, la surnommée “sac à puce” (traduction la moins mauvaise de fleabag) est en réalité le portrait d’un personnage insaisissable, défait de tout dogme. Mauvaise féministe, mauvaise amie, mauvaise sœur, l’impulsive et cynique jeune femme cache une sensibilité et une mélancolie prêtes à déborder, l’empêchant parfois d’avancer et de se faire comprendre. Après le décès plus ou moins accidentel de sa meilleure amie, alors qu’elle essaie de tenir un café londonien aux allures de refuge pour cochon-d’inde, elle doit encore supporter une famille recomposée complètement chaotique. Mentions spéciales pour la terrible belle-mère et la paumée de sœur, brillamment interprétées par Olivia Colmann et Sian Clifford. Alors que l’univers s’acharne sur fleabag, les doutes et les contradictions prennent une place immense dans son esprit. 

“This is a love story”

Fleabag c’est aussi l’une des plus belles histoires de cœur de la décennie. La saison 2 poursuit le conte romantico-érotique de fleabag et du surnommé “hot priest”, lui aussi sans nom, et interprété par Andrew Scott. À la suite d’une rencontre inattendue lors d’un repas de famille, alors que lui s’occupera du mariage du père de la protagoniste, les deux personnages sont emportés contre leur volonté dans une relation alambiquée et proscrite par la profession. Ce récit amoureux se vit intensément au fil des épisodes, par la création d’une tension omniprésente et d’instants de pure tendresse, rythmés par l’impossible et les tentatives de contrôle sur leurs sentiments. Par cette relation, Phoebe Waller-Bridge montre une nouvelle fois sa volonté de mettre la lumière sur les incohérences de la vie.

Comme une incarnation moderne du Yin et du Yang, la série Fleabag vient confronter et nuancer deux positions radicalement différentes. Elle, blasphème ambulant à la sexualité débridée, et lui, serviteur du Christ chaste par définition. Leurs deux personnalités viennent se compléter dans un duo haut en couleur, fan de “G-T” (gin tonic) et effrayé par les renards. Bien qu’elle ne soit pas croyante, fleabag va alors se pencher sur la question de la spiritualité et trouver des réponses à certains de ses tourments. Jusqu’à laisser derrière elle l’un de ses plus proches partenaires… Vous.

Enfant surdoué du one-woman-show présenté par Phoebe Waller-Bridge au Festival International d’Edinburgh en 2013, la série garde cette théâtrale proximité avec le spectateur. Intégré dans le quotidien (même le plus intime) de cette trentenaire fantasque et déboussolée, le public représente un personnage à part entière. Il est directement confronté à la position de guetteur impudique dans laquelle la narration le place. En un clin d’œil (littéralement), Phoebe Waller-Bridge lui rappelle qu’il voit autant qu’il est vu. À la manière d’un ami imaginaire, cette présence quasiment invisible aux autres personnages se manifeste comme un soutien sans faille. Nous suivons sac-à-puces jusqu’à l’apaisement de cette espèce de longue crise existentielle que représentent les douze épisodes. Fleabag et fleabag nous quittent et laissent un trou béant derrière elles. Loin d’un registre parodique empoté, en ignorant le quatrième mur, Phoebe Waller-Bridge vient nous prendre une dernière fois dans son jeu et complète l’imprégnation du spectateur au brio de sa performance. Une prestation magnifiquement réalisée malgré son côté casse-gueule. 

Tout en flattant son spectateur, Fleabag nous plonge dans un récit tourmenté, à l’image de son époque. La série remet en question l’amour, l’amitié, la famille, les croyances dans un bain d’humour noir dont on aimerait se délecter plus longtemps. Bien-sûr, on rêverait que la série se poursuive dans de nombreuses autres saisons tant on prend du plaisir à assister aux comiques tribulations de l’attachante fleabag. Quoi qu’il en soit, en achevant l’histoire après deux saisons, Phoebe Waller-Bridge évite d’épuiser son concept et de tomber dans la case de ces séries qui auraient mieux fait de s’arrêter plus tôt. Pour les plus affamés, vous pouvez toujours retrouver sa plume dans la très bonne série Killing Eve, dont la quatrième saison sortira en février prochain.

Lou-Ann Auvray

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