La fenêtre russe Dragan Velikic

Les lieux, la mémoire, l’invention et l’absence de fin. Navigant, en train, de Belgrade à Budapest en passant par Hamburg, d’une existence qui se rêve à une vie, un entre-temps qui reconstruit le récit, la jalousie, de la présence d’autrui, La fenêtre russe interroge la mouvante pluralité, l’inconsistance aussi parfois, de nos identités et autres désirs ordonnateurs. Avec un art certain de la construction (confusion temporel et incertitude sur le narrateur), Dragan Velikic signe à nouveau un grand roman mélancolique par son invention d’un incroyable paysage romanesque.

Quel plaisir de trouver un roman de cette densité, un de ceux dont souvent on s’arrête pour noter des citations, dans lequel plus souvent encore on se reconnaît. On pourrait commencer ainsi l’approche de La fenêtre russe : sa grande réussite est la capacité de Dragan Velikic d’y déployer une géographie imaginaire, « une guide touristique pour une ville universelle », intérieur et donc, en partie imaginaire. Tout est dans ce en partie puisque tout roman tient par la distance qu’il instaure avec une réalité reconnaissable par le lecteur, par ses façons de touchers des vies dont le lecteur puisse deviner la cohérence, comprendre le comportement. « Observer le monde de la bonne hauteur. Éloigné, mais si près. » Nous en sommes tous là, non ? Loin de nous-mêmes, idiots, en se sachant que trop que « seul ce qu’on ne peut pas apprendre à du sens. »

Le monde est couvert de signes. Les vies sont là pour instaurer, pendant une seconde ou deux, dans l’éternité de l’univers, l’ordre qui s’éteint avec chaque mort.

On ouvre donc La fenêtre russe avec cette distance qui se révèle grande proximité avec le précédent roman traduit en français de Velikic, Le cahier volé à Vinkovci. Ce roman s’ouvre sur un monologue de Danijel, un chef d’orchestre immobilisé qui revient sur son désir d’ordre, sur le territoire imaginaire de son enfance, sur la figure maternelle. On est si proche de la trompeuse autobiographie que se révèle Le cahier volé à Vinkovci. Tout discours est une usurpation, une manière d’animer des cadavres, des poupées, comme le fera Rudi Stupar, un paumé magnifique qui sans cesse repousse son entrée sur la scène de la vie. Ce sera tout le charme de ce roman, celui de donner à voir, à chaque fois incarnée, à chaque fois reflet tangible d’une époque, « une suite ininterrompue de scènes qui coule sans début et sans fin. Et notre compulsion de donner à tout un sens supérieur comme si cela allait nous soulager. » Dans un exécrable jeu de mots, on pourrait résumer La fenêtre russe à une balkanisation de l’être en miroir de celle du contexte saisie justement par sa mise à distance. Mais rien dans ce roman n’est tout à fait ce qu’il semble être. Dragan Velikic propose une autre médiation entre l’intime et le collectif, l’intérieur et l’extérieur. Dans l’obstiné obscurité que nous demeurons à nous-mêmes, des raies de lumières comme ne cesse de le dire, dans la première partie, Danielje. Au fond, tout le roman (celui-ci comme n’importe quel autre) serait une fenêtre russe : une fenêtre à l’intérieur d’une fenêtre, une mise en abyme pour permettre la circulation de l’air.

Pourquoi écrire des romans ? Seulement pour savoir que nous avons existé ? N’est-il pas plus naturel de se disperser dans la vie des autres ?

Ou alors savoir, le prétendre du moins avec une certaine hauteur comme Konstantin l’écrivain portraituré avec une certaine ironie (autant de trace du fantôme de l’auteur ?), que « l’écriture est une fouille, une approche de soi depuis son contraire. » Une question de distance donc. Le lecteur ne doit pas s’y tromper ; l’auteur parvient à nous captiver ensuite dans le récit des errances géographiques, amoureuses et mémorielles de Rudi. Une sorte de Proust ironique, un de ceux qui sauraient que les seuls souvenirs à revenir avec acuité sont ceux inventés, recomposés. Mais, tout a une grande matérialité, une étonnante cohérence, un charme à la fois exotique et familier, l’ailleurs fantasmé de la mittel-europa fantasmée. Après une évocation très réussie, susceptible d’en montrer toute la complexité, de l’Istrie dans son précédent roman, ici ce sera un autre aspect de la Serbie, pas seulement son invention en exil. L’auteur agence les souvenirs, comme autant de scènes que Rudi tente de s’approprier. Le vécu comme un extérieur obstiné, une surface qui résiste. Dragan Velikic parvient à restituer la teneur des lieux : la voïvodine, le village enfantin à travers la machine à coudre Singer ou celle Impérial à écrire. Encore une région à l’identité sinon incertaine du moins transfrontalière; le roman ou le territoire des confins. Rudi quitte ensuite l’enfance, rejoint Belgrade, s’invente des amours, s’excipe des jalousies pour un passé où il n’est pas. Il partira, déserteur, ensuite à Budapest. La mémoire par ses endroits, un lieux-commun à laquelle La fenêtre russe parvient à donner chair. Sans doute par un jeu très malin sur les codes du récit. Le roman initiatique invente l’épreuve amoureuse, Rudi lui, dans la crainte de la fin, se souvient avant d’agir. « L’entre-temps n’est-il pas la forme unique où se déroule toute existence ? » Le roman se déploie alors dans un temps aussi incertain, dans les plis où la fiction, le récit, devient la seule réalité, où tout n’existe dans le creux qu’est Rudi, dans son désir d’appropriation. L’auteur multiplie les récits, les bribes d’histoires, les biographies volées. Toute une histoire collective, incertaine, voyageuse, se dessine. Une très belle traversée, rêveuse comme dans tout bon voyage en train.


Un grand merci aux éditions Agullo pour l’envoi de ce roman.

La fenêtre russe (trad : Maria Beljanovska, 423 pages, 22 euros)

2 commentaires sur « La fenêtre russe Dragan Velikic »

  1. Vous m’avez donné envie de lire cet écrivain. Merci, ce n’est pas si fréquent sur WordPress. Mais comme vous êtes sponsorisée par la maison d’édition qui le publie, je volerai ses livres ! Bravo pour la qualité de vos chroniques, en tout cas.

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    1. Bonjour, merci de votre message. Je ne suis pas sponsorisé par Agullo, ni par qui que ce soit. je ne touche pas un centime pour mes chroniques, mais certaines maisons d’éditions m’envoie gracieusement des services de Presse.

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