Comme ça s'écrit…


Berliner round 34 – Iltis

Posted in Berliner Round,Textes par Laurent Gidon sur 24 juillet, 2020

Le lendemain matin, purgé des excès de boisson, j’attends tranquillement dans mon bureau l’arrivée de ma section. Un dernier point avec Mastard, Rondouille et Krishna m’a conforté dans ma sérénité. Tout ira bien, puisque tout le monde me le dit.

Lafeuille me fait appeler pour prendre le café dans son bureau. Je crois à une invitation de courtoisie, mais non, c’est boulot boulot. Les deux autres chefs de section sont là aussi, autour de la table ronde. Nous parlons du nombre d’appelés en jetant un coup d’œil sur les listes transmises par télex et vérifiées par le B2. Il y a surtout des Bretons et des Alsaciens. Et pourquoi pas des Antillais ? Je n’ai jamais compris cette idée bizarre d’envoyer des gosses de la façade atlantique se morfondre dans les frimas les plus continentaux à notre disposition. Peut-être s’agissait-il de regrouper des jeunes partageant au moins une origine commune pour créer plus vite un esprit de corps propre à ces unités éloignées de la métropole. Ou alors, le hasard d’un doigt posé sur une carte.

Nous entendons les camions se garer dans la cour. Chacun va les observer, sans se montrer, depuis les fenêtres du couloir. Il pleut légèrement, déjà un froid d’octobre. Les jeunes descendent des hautes plateformes, maladroits, se passent de petites valises, se posent en plusieurs tas informes. Je me revois, cinq mois plus tôt, aussi perdu, désemparé, agressé par un lieu et une ambiance inconnus. Étrangement, au lieu d’éprouver de la compassion ou de la proximité avec ces pioupious éjectés du train et de leur quotidien, je ne ressens que de l’agacement. Comme si j’étais passé, par la grâce des épaulettes, dans une humanité supérieure. Aujourd’hui, longtemps après, je ne suis pas fier de ce sentiment malsain. Je me demande s’il était alors entièrement mien, ou s’il naissait du long bourrage de crâne subi à Saint-Cyr. On m’avait fait croire, à la dure, que j’étais l’élite de la nation et que je devais me comporter comme tel. Au début, cela m’avait juste fait rire. Malgré mes résistances une bonne part de l’idée s’était frayé un chemin en moi, sans doute. Et là, je regardais en ricanant une centaine de pauvres gamins que sergents et caporaux tentaient de ranger par section, les secouant de plus en plus durement. « Bien, ça avance, parfait, pas besoin de nous. Gidon, profitez-en pour aller reconnaître Heilligensee… » lâcha le capitaine en rentrant dans son bureau.

Heilligensee, c’est le terrain de manœuvre. Bogoss et Poilade m’en ont parlé comme un endroit sympa où l’on fait un peu ce qu’on veut. Un grand bac à sable pour gamins joueurs. Je demande une jeep et un chauffeur à la semaine – mon permis civil ne m’autorise pas à conduire des véhicules militaires – et je me retrouve avec un Denfer narquois, tout content d’échapper aux tâches administratives d’incorporation. « Accrochez-vous, mon Lieutenant, on va se secouer un peu dans les dunes ! » Je ne suis pas sûr de comprendre de quoi il parle, mais je m’accroche.

La jeep est un modèle Iltis de l’armée allemande, beaucoup plus stable et confortable que les vieilles Hotchkiss (héritées de la Seconde Guerre Mondiale) que j’ai conduites à Coët. Il y a notamment une solide paire d’arceaux capable de protéger les occupants en cas de renversement. Le cas a été expérimenté par Bogoss qui fut pris dans un dramatique accident aux Écoles. La Hotchkiss dont il était passager arrière a quitté la route dans une descente et s’est retournée. Lui et le passager avant ont été éjectés dans le caniveau pierreux, mais le conducteur s’est retrouvé écrasé sous la jeep, mort sur le coup. Un élève officier de 22 ans, comme nous. Dans la frénésie de notre formation, nous n’avions même pas été informés de l’événement survenu dans la compagnie d’à côté. Bogoss me le racontera à mon retour du terrain de manœuvre où j’ai bien failli me distinguer.

Après quelques kilomètres d’avenues et de rues citadines, Denfer s’engage dans un lotissement qu’il traverse, la route se transformant bientôt en chemin de sable creusé de deux ornières. Nous pénétrons sur un vaste terrain vallonné, bordé d’arbres et parsemé d’espaces boisés. Plusieurs buttes sont parcourues de chemins, de sentiers et de traces de roues. On voit le sable entre les troncs de pins et d’érables, puis ce sont carrément des dunes hautes d’une trentaine de mètres. Denfer s’amuse à les parcourir à fond, faisant danser la jeep d’une ornière à l’autre.

J’ai envie de jouer aussi. Il me laisse le volant et je me lance dans une série de dérapages qui tracent de larges cercles et font fuser le sable. Sans vrai expérience du tout-terrain, à part quelques conduites sur neige avec la Panda 4×4 de mon père, j’enclenche le crabot pour passer en transmission intégrale. J’attaque une côte en visant le sommet de la dune, histoire de voir un peu plus loin. Ça patine un peu, mais je gère à l’embrayage et ça passe. En haut, les arbres me cachent l’ampleur du terrain de manœuvre. J’ai quand même l’impression que ce n’est pas bien grand pour jouer à la guerre. J’amorce la descente en pente raide. Très raide ! Mauvais réflexe de skieur, j’incline ma trajectoire pour couper la pente de biais, ce qui me semble moins abrupt. Denfer attrape soudain le volant et me remet droit. Il ne rigole plus du tout. « Toujours droit dans la pente, merde ! Sinon on bascule et on descend en tonneaux. Fais gaffe, quoi ! » Arrivé en bas je plante la jeep dans un bourrelet de sable et je lui rends les clés. Pas question pour moi de conduire ces trucs là ! Pas question non plus de relever le ton et le tutoiement du sergent : j’ai encore failli me couvrir de ridicule. Bogoss me le confirmera ce soir quand je lui raconterai mes déboires : la Iltis nous aurait protégés, bien mieux qu’une mortelle Hotchkiss, mais me retrouver à remplir un rapport d’accident pour ma première sortie n’aurait pas fait joli sur mes états de service.

Nous finissons le tour du terrain à petite vitesse. Comme les forêts que j’ai pratiquées autour de Coët, le sol est creusé de trous de combat et parsemé de munitions à blanc, d’éclats de grenade et de traces de plâtre. Mais ici, c’est à la fois sauvage et urbain, les premières maisons n’étant qu’à deux ou trois centaines de mètres. Aucun animal, à part quelques corbeaux… et bien sûr l’ours pédé d’Heiligensee, censé venir réveiller les appelés endormis à la garde pour leur faire subir les derniers outrages. Cette légende semble remonter aux premières manœuvres des forces françaises stationnées à Berlin – ville dont la mascotte est un ours – et se propage depuis, de contingent en contingent. Denfer me la raconte avec gourmandise, en me prévenant que je n’ai pas à en parler aux hommes (Mastard s’en chargera, la légende se répandra) et que je ne dois surtout pas la contester. La tradition doit se perpétuer !

Nous laissons la voiture pour marcher un peu. Je cherche à prendre des repères. Il me faut sortir ma carte – en fait un plan touristique de Berlin – et je ne m’y retrouve pas du tout. Denfer rigole. Il me dit de ne pas m’inquiéter : pour rentrer au quartier à pied, je n’ai qu’à quitter le terrain par le sud-est et suivre les panneaux. Je scrute quand même le plan, cherchant à graver cette configuration bizarre dans ma mémoire. Le chemin du retour passe par un quartier résidentiel, longe un lac, traverse une forêt où des dizaines de chemins se croisent sous tous les angles, puis longe l’aéroport de Tegel (un repère sonore intéressant), et franchit le Kurt Schumacher Damm avant d’arriver à l’entrée principale. J’ai beau faire, ça ne rentrera jamais vraiment et après cinq ou six mois d’allers-retours je continuerai de me perdre à un endroit ou à un autre.

De retour au quartier je passe voir où en sont les nouvelles recrues. Le coiffeur est en train de les mettre aux normes. Je lui glisse de ne pas les traumatiser et d’éviter les « têtes à record ». Le jeune homme affecté à la tondeuse ne semble pas comprendre de quoi je parle, mais il acquiesce en me rappelant qu’il y est passé voici tout juste quatre mois. OK, il faut que je m’habitue au fait que, même avec un entraînement et un grade d’officier, je débarque dans un environnement où tous les autres en savent plus que moi.

Après le repas au mess quelques aspirants me proposent avec gourmandise une dégageante dans Berlin. Il s’agirait d’une sortie beuverie écumant les établissements les plus classes qu’ils connaissent, dans l’objectif à peine voilé de m’impressionner. Je les suis avec plaisir en espérant découvrir enfin ce qui fait la particularité de ce lieu unique au monde, enclavé en plein bloc de l’Est et attirant tout ce que l’Occident produit de plus extrême. Nous remplissons une voiture avec XPont et XMines, deux aspirants en cours d’études à l’école Polytechnique, Fumette qui conduit et Trainglot qui fait navigateur.

La soirée ne m’a pas laissé de souvenirs inoubliables. De bars d’hôtels en comptoirs sous néons j’ai eu l’impression de me promener dans une version internationale sans âme des classiques points de chute pour cadres supérieurs. Nous buvons des alcools, certes raffinés, mais dans des lieux interchangeables aux atmosphères fabriquées de toutes pièces. Rien à voir avec les pubs irlandais que j’avais découverts à Dublin et dans les villages reculés autour de Galway, ni même avec certains bistrots parisiens dont le caractère affirmé tenait lieu de décor et où j’allais chanter (beugler ?) en yaourt pendant que mon stagiaire américain m’accompagnait d’une guitare approximative. Cette première équipée berlinoise demeure toutefois agréable, les jeunes aspirants étant d’une compagnie des plus plaisantes. Je rentre avec les chaussures à bascule et me réveille le lendemain en hébergeant un gang de kangourous sautillants dans ma tête.

A suivre ici…

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