Comme ça s'écrit…


Berliner round 21 – NBC

Posted in Berliner Round,Textes par Laurent Gidon sur 5 juin, 2020

La guerre nucléaire en pyjama

Nos nouvelles compétences en combat – nous passons maintenant en phase chef de groupe, soit l’accès au grade de sergent – entraînent des prises de risques à l’entraînement. Certes, dans la nature environnante nous ne jouons toujours qu’à la guéguerre avec balles à blanc dans le FAMAS et pétards F1 dits François (du bruit, rien que du bruit) dans le tube du LRAC pour faire croire à nos actions. Nos missions consistent à simuler des embuscades ou des réductions de résistance isolée (quand la résistance – ou ennemi – est un peu plus qu’isolée, nous apprenons à la localiser, l’évaluer, et appeler des renforts circonstanciés ou des appuis divers – aérien ou artillerie – sans quitter nos postes). Le drill commence à rentrer, ainsi que la capacité à donner des ordres de plus en plus longs et complexes. Les erreurs ne se payent que par quelques points en moins sur la note d’exercice. Pas de vrai danger, donc. Mais nous découvrons aussi le parcours de tir à balles réelles ainsi que les protections NBC, pour Nucléaire, Bactériologique, Chimique. Et là, ça craint.

Les armes bactériologiques et chimiques ont beau être interdites, l’armée française considère qu’il convient toujours d’en protéger ses soldats. Quant au nucléaire, il génère un large spectre de risques : à un bout du spectre vous êtes transformé en chaleur et lumière ce qui ne pose plus de problème, mais à l’autre bout vous n’êtes exposé qu’à des poussières radioactives qui ne vous empêchent pas vraiment de combattre tant que vous en êtes protégé. On nous couvre donc d’une sorte d’ample survêtement à mi-chemin entre la toile de tente et la combinaison de plongée, parfaitement adaptée à la pluie et aux rigueurs hivernales, un peu moins aux conditions d’un mois de juillet, même en Bretagne. Là-dessous, nous bouillons littéralement, toujours à la limite du malaise par coup de chaleur. S’y ajoute un masque à gaz de caoutchouc dont la cartouche de filtration nous coupe le souffle : c’est comme vouloir respirer de la mélasse. Au repos, c’est déjà intenable. Or, ainsi vêtus on nous demande courir, ramper, porter un sac et des armes, tirer, et même tirer juste.

Le premier entraînement spécifique nous conduit dans une pièce hermétique où l’on nous enferme par dix avec un instructeur armé. Avant cela, nous avons eu des cours théoriques sur les différents types de gaz, du simple irritant au neurotoxique foudroyant. Nous avons même appris à nous planter d’un geste sec la seringue d’atropine auto-injectante censée nous donner un peu de répit en cas d’intoxication. Là, nous passons à la pratique. Chacun dispose d’un masque dans une sacoche accrochée à la cuisse. L’instructeur nous met au garde-à-vous, sort son pistolet, fait monter une cartouche à blanc dans la chambre, introduit une mince ampoule pleine d’un liquide transparent dans le canon, nous donne l’ordre de prendre et bloquer notre respiration, puis tire en direction du mur où s’étalent déjà de nombreuses tâches grasses. L’ampoule projetée (quel sens du drame alors qu’il aurait pu la jeter à la main ou l’écraser d’un coup de rangers !) éclate contre le béton et génère une fumée blanche censée être toxique, laquelle se répand vite dans toute la pièce. Nous devons alors fermer les yeux, sortir nos masques, nous les mettre sur le visage, vérifier chacun la fixation des sangles sur le voisin, souffler profondément pour chasser l’air toxique présent dans le masque avant d’inspirer de nouveau. No stress, ça passe, sauf pour un pauvre élève qui n’arrive pas à ouvrir sa sacoche de masque, panique, finit par inspirer une grande goulée du gaz qui a envahi la pièce. L’instructeur hausse les épaules et le laisse se débrouiller. Le type se plie en deux sous des quintes de toux irrépressibles, les yeux pleins de larmes. Tout affairés à finir de mettre nos masques nous ne pouvons que compatir et accélérer (nos yeux pleurent aussi un peu). Ce n’est qu’une fois bien protégés que nous nous précipitons pour l’aider. Y être allés trop tôt nous aurait coûté des points. L’ampoule contenait seulement du lacrymogène : en situation réelle avec un neurotoxique, cela aurait pu nous coûter la vie de négliger la fixation du masque pour porter secours. Le type achève de tousser ses bronches dans son masque bien posé. Il survivra à cette panique, il n’y avait pas de vrai risque.

Lors d’un autre exercice nous nous présentons sur un champ de tir spécial pour parcours à balles réelles. On nous fait revêtir des combinaisons NBC intégrales avec capuche fermée autour du masque à gaz. La cuisson menace d’être intégrale elle aussi. Nous attendons en plein soleil d’être appelés par groupes de trois. Là, nous percevons chacun un chargeur approvisionné de cinq cartouches 5.56. On nous explique la mission : traversée tactique (c’est-à-dire toujours en étant le moins repérables possible) du parcours matérialisé par une large tranchée, comme le lit d’une rivière serpentant entre des buttes de terre nue. Un peu partout des cibles peuvent apparaître, certaines mobiles. Nous devons les repérer et nous les répartir pour les abattre toutes avec les seules munitions dont nous disposons. Un véhicule blindé est posté sur une hauteur en début de parcours. Il est doté d’une mitrailleuse de tourelle qui tire des rafales sur une cible placée à l’autre bout du champ, en lisière d’une forêt. Les balles nous passent trois mètres au-dessus de la tête, mais sont censées nous motiver à progresser bien courbés. Et ça marche.

J’ai beau savoir que je n’ai aucun risque d’être touché, le bruit de la mitrailleuse, la fuite lumineuse des balles traçantes et leurs impacts en feu d’artifice sur la cible métallique me collent un stress bien plus élevé que ce que mon côté rationnel aurait prévu. Nous avançons accroupis en comptant les secondes : il faut boucler le parcours, toutes cibles descendues, en moins de trois minutes. Ce seront les trois minutes les plus longues de toute la formation.

La tenue NBC me cuit à l’étouffé. Le masque finit le travail en ne laissant passer qu’un pauvre filet d’air sec et chaud qui me brûle la gorge. Bientôt les oculaires embués noient l’environnement dans une brume impénétrable. Je localise mes partenaires au touché. Il faut tenter de suivre le tracé tout en restant en ligne avec armes pointées vers une direction non dangereuse, chercher les cibles, se mettre en bonne position de tir pour ne pas risquer de gâcher une balle dans la précipitation, viser avec ce que l’on devine d’œilleton et de guidon, espérer voir la cible tomber, se relever d’un bond pour éviter de trop ralentir les autres qui ont pour ordre impératif de ne pas prendre d’avance (au risque de recevoir une balle perdue), repartir aussi vite que l’essoufflement, la chaleur et bientôt l’épuisement le permettent.

En fin de parcours la mitrailleuse est devenue le cadet de mes soucis. Je ne me rappelle plus si nous avons descendu toutes nos cibles et si nous avons fini dans les temps. En revanche je me souviens que, quelques années plus tard, en voyant les soldats de l’opération Tempête du Désert équipés de la même tenue dans les sables d’Irak, j’éprouverai une vague de compassion pour ce qu’ils vivent. Avec à l’esprit que d’éventuelles mitrailleuses – ennemis ou amis – ne tireront pas trois mètres au-dessus d’eux.

À part le caractère mémorable de ces quelques moments, les mois de juillet et août ont disparu de mes souvenirs comme un long tunnel d’amnésie parsemé d’éclats de souvenirs. Nous découvrons la Ville Bizarre, ce village reconstitué dont les bâtiments de béton brut aux ouvertures à cru, sans portes ni fenêtres, doivent nous permettre de nous entraîner au combat en zone urbaine. Ce que je me rappelle de ce lieu se mélange avec sa réplique que j’utiliserai plus tard à Berlin : balancer de la grenade par les fenêtres, faire semblant de casser une porte, progresser en équipe par bonds successifs d’une pièce à l’autre…

L’entraînement se poursuit sans relâche. Ce que le corps encaisse, la mémoire l’évacue. Il y a eu des bons moments. Nous accédons au foyer, espace de décompression en sous-sol de l’ordinaire, ouvert aux simples soldats cantonnés aux Écoles pour y tenir différents rôles, de coiffeur à cuistot en passant par jardinier. Pas d’alcool au bar, mais un vieux flipper et des fauteuils pour discuter. J’y rencontre un type qu’on m’a signalé comme « étant dans le marketing lui aussi ». Il fait partie de la promotion précédente et finit donc sa formation, bientôt officier. On se présente à peine – sur le moment il se fout du marketing autant que de moi et moi de lui –, nous constatons que nous n’avons pas grand-chose à partager. Chacun de nous se trompe sur l’autre, la suite nous le montrera.

À mi-parcours la formation nous paraît de nouveau dénuée de sens. On nous inculque les fondements de la guerre d’infanterie alors que nous savons bien que nous n’aurons pas à la faire, en tout cas pas ainsi. Il y a certainement des unités françaises en opération extérieure, mais la paix règne à l’intérieur de nos frontières. Et même si un ennemi attaquait frontalement le pays nous sentons bien que nous n’aurons pas à l’affronter de cette manière, à pied dans le bocage, comme on le voit dans les films sur la Deuxième Guerre Mondiale. Ou plutôt, ainsi qu’on peut le vérifier dans les films sur la guerre du Vietnam, nous comprenons très bien que la doctrine à l’œuvre est d’envoyer le fantassin servir de cible pour repérer l’ennemi avant de lui asséner la vraie force de frappe, aérienne ou d’artillerie. Ce n’est pas très motivant, mais prémonitoire. C’est exactement ce que je ressentirai dans ma future affectation, au contact d’un ennemi tellement supérieur que la mission de l’appelé français se limite à servir de bouclier symbolique : si l’ennemi nous roule dessus, même par inadvertance, cela créera un simple incident diplomatique qui se réglera à un autre niveau.

Et pourtant nous continuons de ramper dans les champs moissonnés de frais, nous poster dans les lisières, évaluer la distance et la vitesse d’un camion représentant un char ennemi, coder nos positions, guider des tirs d’artillerie, monter la garde de nuit autour d’un feu… Parmi les bons moments ressortent d’ailleurs ces gardes auxquelles je m’affecte régulièrement en tant que major : la dernière, celle de la fin de nuit alors que l’aube pointe. J’aime ces instants presque magiques, en tout cas intimes, quand toute la section dort. Un peu de solitude dans la nature alors que nous vivons les uns sur les autres depuis trois mois. Je sors une cigarette de mon paquet de Troupes, je l’allume à un brandon finissant et je salue le jour nouveau avant de réveiller mes confrères et déclencher une nouvelle guerre pour de faux.

La suite (clic)

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