Comme ça s'écrit…


Berliner Round 16 – TTA

Posted in Berliner Round,Textes par Laurent Gidon sur 20 Mai, 2020

Pas très TTA…

Des expressions nouvelles font leur apparition dans notre vocabulaire. Le Djev étant toujours sous les ordres de quelqu’un, on le dit à la disposition – abrégé en AD – de telle ou telle autorité. Le cossard, le malin ou l’égoïste est donc signalé AD Perso, soit à la disposition de lui-même. Mais le caractère péjoratif s’efface rapidement, et être AD Perso revient bientôt à se dire tranquille et libre de toute contrainte, en résistance à l’adversité. « Tu fais quoi, là ? – Je suis AD Perso ! – Ah, ouais, peinard, j’te rejoins… » On peut voir dans ce glissement une manifestation de notre reprise de pouvoir sur les événements que les Écoles continuent de nous imposer.

Glissement inverse pour l’expression TTA, abréviation des manuels d’instruction militaire toutes armes. Au début, le manuel TTA – que personne parmi nous n’a jamais vu mais que les GAJ invoquaient en réponse à tout écart – était une forme de référence absolue. Si quelque chose est TTA (un lit au carré comme un tir de FAMAS) c’est qu’elle est parfaite, validée, indépassable. On passe ensuite à l’expression pas très TTA qui décrit avec un peu d’ironie toute action ou attitude ne correspondant pas à l’idéal militaire, un peu comme le pas très Charlie qui naîtra trente ans plus tard après les attentats de 2015 et quelques abus de Je Suis Charlie. Enfin, dire qu’un mec est mordu TTA reviendra à le trouver excessif dans son approche de la doctrine : une forme d’insulte.

Cette maîtrise progressive du jargon nous confirme dans l’acquisition du savoir militaire. Il faut savoir faire, et il faut savoir dire. Nous répétons donc entre nous, avec ou sans fou-rire, les protocoles d’énonciation d’un ordre, jusqu’à pouvoir y exceller sur le terrain et sous stress. Le commandement n’attend pas de nous une quelconque fluidité, mais de la rigueur, de la précision, clés d’une calme efficacité. Quand tout pète alentour le chef doit continuer de s’exprimer de façon à être compris, certes, mais aussi sans transmettre au subordonné un surcroît de stress dommageable à l’exécution de sa mission. On bosse, on se prend presque au sérieux, mordu TTA. Bref, nous voilà bientôt validés en tant que chefs d’équipe.

Une brève permission me donne l’occasion d’une virée à Paris avec Potham. Là, noyé dans un bain réparateur, je peux l’entendre besogner sa régulière avec vigueur dans la pièce à côté : ses performances matinales semblent garder leur validité jusqu’en soirée. Le lendemain, mon père a la gentillesse de monter ma voiture jusqu’à la capitale (de chez nous, comme de toute autre province, on monte à Paris). J’ai en effet appris que les élèves officiers ont le droit de disposer d’un véhicule personnel garé dans l’enceinte des Écoles. Je ne sais trop comment je mettrai cette liberté à profit, mais il n’est pas question de la négliger. Nous redescendons vers la Bretagne, quatre balaises recroquevillés dans une Fiat Panda. À l’entrée du camp de Coëtquidan le planton appose un macaron des Écoles sur mon pare-brise, décoration que je conserverai avec une étrange fierté jusqu’à la mort de ma voiture dix ans plus tard. Il s’agit en effet d’un simple cercle rouge et bleu sans signe reconnaissable. Peut-être ai-je espéré, plus tard, qu’un autre EOR ou Cyrard le reconnaisse dans la rue, et me reconnaisse donc comme membre d’une certaine confrérie aussi ésotérique que valeureuse. Toujours cette question de la reconnaissance, sans cesse recherchée, jamais vraiment méritée. Sur le moment en tout cas, elle ne se pose pas, la reconnaissance est automatique : les rares élèves motorisés sont pris d’assaut lors de chaque quartier libre. Le premier village – et donc le premier troquet – est en effet à plus de cinq kilomètres.

L’élève Roublard, installé dans une autre chambrée et auparavant considéré comme un pauvre type – alors qu’il professe un humour caustique dont j’ai récupéré quelques pépites pour mon usage quotidien encore trente après – me hèle souvent à la moindre annonce de liberté d’un « on va à Guer ? » Et un quart d’heure plus tard nous sommes en effet à Guer – que l’on prononce guerre en savourant l’ironie de sa localisation en lisière de ce haut-lieu militaire – devant une pinte et un billard.

En tant que futurs officiers nous avons eu aussi droit à la prise de mesures pour confection du grand uniforme. Taillé dans un tissu ressemblant à du sac plastique mal recyclé ledit uniforme s’accompagne d’un superbe képi à flanc bleu azur, signe reconnaissable du membre officiel des Écoles. Une légende voulait que, si on le posait sur la plage arrière de la voiture, il évitait d’être arrêté pour excès de vitesse sur la Nationale 24 qui nous relie à Rennes. Je n’ai pas eu l’occasion de le vérifier, même s’il m’est arrivé de déborder un peu au compteur pour permettre à quelque collègue retardataire d’attraper son train. Ceci pour dire que, d’une manière générale, notre situation évolue vers plus de confort et un reconnaissance tacite de notre statut d’élève. Nous sommes là pour apprendre et non pour être seulement piétinés.

Donc nous apprenons. L’un des privilèges de l’officier étant de disposer d’un pistolet, nous faisons connaissance avec le MAS 50. Cet engin de près d’un kilo à vide, dont la conception remonte à 1946, dispose de 9 cartouches dans le chargeur (il pèse alors 1090 g) et peut tirer jusqu’à 18 coups par minute, expulsant à 315 mètres par seconde une balle de 9 mm parabellum dont la portée maximale dépasse le kilomètre mais dont la portée utile se limite à 50 mètres. On parle d’arme semi-automatique puisqu’il faut appuyer sur la queue de détente à chaque coup, à la différence du Colt 45 US qui vide son chargeur comme une mitraillette (à ma grande et honteuse surprise, plus tard) tant que l’on garde le doigt appuyé. Le MAS 50 est rustique, solide, facile à démonter et nettoyer. Il tient dans la poche, mais encore mieux dans un étui passé au ceinturon permettant d’emporter un chargeur supplémentaire (auquel je trouverai une utilité particulière lorsque je serai sur le terrain d’Heiligensee à Berlin, mais n’avançons pas trop vite ni trop loin). Autant je ne suis qu’un tireur moyen au FAMAS, autant je me découvre une habileté particulière avec ce pistolet en main. Dès la première séance de tir, les recommandations de l’adjudant instructeur me paraissent très sensées. Je note surtout qu’il convient de grouper les tirs dans la cible (représentant un ennemi debout) pour obtenir une note maximale. Pas de centre à viser donc, mais un geste à reproduire à l’identique sans chercher à l’améliorer d’un coup à l’autre. Alors je prends l’arme à deux mains, la droite bien calée sur la crosse et dans la paume de la gauche (puisque je peux là me permettre de tirer en droitier), les bras légèrement fléchis pour absorber le recul et éviter toute tension générative de tremblement, le regard fixé sur l’alignement viseur-guidon-cible, l’index souple rattrapant doucement le jeu de la queue de détente jusqu’à être surpris par le départ du coup… qui est en effet surprenant. J’ai l’impression qu’une force à la fois molle et irrépressible me casse les poignets jusqu’à relever l’arme à la verticale, comme au ralenti. Ce n’est pas brutal, mais impossible à contrer. Il me suffit ensuite de me rappeler où était le viseur sur la cible au moment du tir pour faire le même, deux, trois, quatre, cinq fois, et voilà. Du poste de tir nous ne voyons pas les trous sur la cible placée à quinze ou vingt mètres. Ce n’est qu’en approchant sur ordre du directeur de tir que je constate cinq impacts groupés dans la surface d’une pièce de cinq francs (pour les trop jeunes, c’est à peine plus gros qu’une pièce de deux euros). L’adjudant passe et colle des gommettes vertes sur mon massacre avec un sifflement d’appréciation. Il dispose d’un petit abaque transparent permettant de noter le tir en fonction de l’écart entre les impacts : j’ai droit d’entrée à un 20/20. Autour de moi, les autres ont canardé entre cinq et dix sur vingt, certains même sortant un tir du plus grand cercle de l’abaque. Je n’en retire pas de fierté particulière, d’autant que j’ai tout placé dans la hanche de l’ennemi alors que je visais le cœur. L’adjudant me donne quelques conseils pour me centrer sur la poitrine, notamment en contrôlant mieux ma respiration et en baissant les épaules. D’après lui, le pistolet est l’arme de dernier recours, l’efficacité doit primer sur toute autre considération. « Oublie la tête, tu n’arrêteras jamais un mec en mouvement en lui visant la courge. Il faudrait l’avoir au cerveau, et encore, sous le bon angle. Trop facile à rater, et même si tu lui défonces la mâchoire il va continuer à courir sur toi et te plomber. Non, tout dans le buffet, et là tu le stoppes sans risque, recta ! »

OK, je n’ai l’intention de tuer personne, ni même de recta stopper quiconque, mais cette note maximale inespérée va m’ouvrir l’esprit vers une nouvelle stratégie d’évolution au sein des Écoles. Je ne suis pas très TTA, souvent AD Perso et jusqu’ici je ne me suis pas trop soucié de mes notes. J’ai senti le vent du boulet lorsque Pète-sec m’a rattrapé in extremis en fin de PPEOR, mais depuis ce sale moment (et toutes proportions gardées, vues les conditions de vie aux Écoles) je me laisse un peu aller. Est-ce mon intérêt ? La meilleure expression de moi-même dans cet environnement particulier ? Au lieu de me limiter à une approche de survie (en faire le moins possible et conserver mon intégrité mentale face aux injonctions militaires), j’ai peut-être une chance de bien me classer. L’objectif ? Certainement pas de faire carrière dans l’armée ou même d’être bien vu de mes supérieurs, mais plutôt d’avoir une chance de mieux choisir mon affectation future. Une opportunité à considérer…

A suivre au prochain clic

Laisser un commentaire