Le 30 juillet 1914 se tenait un extraordinaire grand meeting, le dernier meeting de l’Internationale, contre la guerre, à Bruxelles, à l’issue de la « réunion de la dernière chance » du Bureau Socialiste International.

Il en existe un tout aussi extraordinaire récit romancé dans « L’été 14 » de Roger Martin du Gard.

Parmi les orateurs, Jean Jaurès le « réformiste » et Rosa Luxembourg la « révolutionnaire ». Deux vieux adversaires et complices qui se comprenaient intuitivement – traditionnellement elle traduisait en allemand les discours de Jaurès aux congrès internationaux.

Quand vint le tour de parler de Rosa Luxembourg, pour la première fois de sa vie, aucun son ne pouvait sortir de son gosier. Extinction complète de voix.

Nous devons comprendre cette extinction. Dans la journée, à la réunion du BSI, la social-démocratie autrichienne avait donné le ton : la guerre va passer,nous ne l’empêcherons pas. La réunion de la dernière chance devenait la réunion de l’impuissance. Seule la social-démocratie polonaise et lituanienne, celle de Rosa Luxembourg, avec le PPS-aile gauche et le Bund, appellera à la grève générale qui sera balayée sous les mouvements de troupes, de même que les seules grèves anti-guerre à l’entrée en guerre auront lieu à Dublin et Cork à l’appel des syndicats de dockers et de marins liés à James Connoly et Jim Larkin.

Rosa Luxembourg a devant elle des milliers d’auditeurs prolétaires, socialistes, belges et venus de toute l’Europe, qui attendent ses paroles, passionnés.

Elle ne peut pas leur donner ce qu’ils attendent, elle ne peut pas leur dire : « par l’action commune, par la grève générale, par la révolution, nous allons tous ensemble empêcher la guerre et faire la paix entre les humains ».

Elle ne le peut pas, parce qu’elle sait que ce n’est pas vrai, que cela n’aura pas lieu, alors que c’est ce qu’ils voudraient entendre.

Mais elle ne peut pas non plus leur dire ce qu’elle sait, la vérité : « la guerre va avoir lieu, nous allons périr par millions, la barbarie va déferler et peut-être alors la révolution, dans quelques années, mais enlaidie, marquée, frappée par le grand carnage, surviendra pour y mettre fin. Préparons-nous, dans les tranchées, à l’arrière, dans les usines, aux champs, préparons nous au pire, pour tenir, pour une révolution qui ne sera pas celle que nous souhaitions, celle pour faire advenir les temps meilleurs, mais celle pour éviter la mort et sauver ce qui restera à sauver. »

Comment pourrait-elle leur dire une chose pareille ?
Alors, elle est aphone, bloquée. Tout le monde la regarde, inquiets, consternés. Alors, de la tribune, Jaurès, énorme, grandiose, vient lui poser ses grosses mains sur les épaules, il l’étreint, la présente à la salle et appelle à applaudir la « citoyenne Rosa Luxembourg déjà condamnée à la prison en Allemagne pour avoir combattu la guerre qui vient », il salue « la grande révolutionnaire ». Ovation, et Jaurès prend le relais, trouvant les mots chantants qui illuminent la foule sans l’illusionner mais sans la démoraliser non plus.

Le lendemain en fin d’après-midi, Jaurés était assassiné par un détraqué excité à la lecture de l’Action Française. Première victime de la grande guerre.

Quatre ans et demi plus tard Rosa Luxembourg avec Karl Liebknecht étaient assassinés par une bande de détraqués annonçant les bandes nazies, nées de la guerre.
N’oublions jamais.