5379 – La Chine s’impose alors que la politique mondiale entre dans une nouvelle ère par M. K. Bhadrakumar* – N° 6 du 28 mars 2023 sur Horizons & Débats –


  par M. K. Bhadrakumar* – N° 6 du 28 mars 2023 sur Horizons & Débats –

PHOTO Pékin, 10 mars 2023 – Wang Yi – Directeur du bureau central des Affaires étrangères chinois (milieu), Ali Shamkhani – Secrétaire du Conseil de sécurité de l’Iran (à droite), Musaad bin Mouhamad Al Aïban – Ministre d’Etat de l’Arabie saoudite (à gauche). (Photo Xinhua)

L’accord annoncé vendredi à Pékin en vue d’une normalisation des relations diplomatiques entre l’Arabie saoudite et l’Iran et de la réouverture de leurs ambassades est un événement historique. Il va bien au-delà de la question des relations entre l’Arabie saoudite et l’Iran. Par sa médiation, la Chine démontre que nous assistons à un profond déplacement des plaques tectoniques dans la géopolitique du 21e siècle.
La déclaration conjointe publiée vendredi à Pékin débute en mentionnant que l’accord entre l’Arabie saoudite et l’Iran a été conclu «grâce à la noble initiative du président Xi Jinping». Selon ce même communiqué, l’Arabie saoudite et l’Iran ont exprimé leur «estime et leur gratitude» à Xi Jinping et au gouvernement chinois «pour avoir accueilli et encouragé les pourparlers, et pour les efforts qu’ils ont déployés afin d’en assurer le succès». Le communiqué conjoint mentionne en outre l’Irak et le sultanat d’Oman parmi les pays qui ont contribué au dialogue saoudo-iranien en 2021–2022. Mais le fait autant remarquable est que ce tableau est marqué par l’absence totale des Etats-Unis, pourtant la puissance traditionnellement dominante pendant près de huit décennies dans la politique de l’Asie occidentale.


1°/Réconciliation dans le Golfe persique
sans les Etats-Unis
Or, il s’agit là de la réconciliation entre les deux plus grandes puissances régionales du golfe Persique. Le retrait des Etats-Unis témoigne de la faillite colossale de la diplomatie américaine et restera comme une tache sombre dans le bilan du Président Biden en matière de politique étrangère, dont il devra cependant assumer la responsabilité. Cet échec cataclysmique est en grande partie dû à sa volonté d’imposer ses dogmes néoconservateurs comme corollaire de la puissance militaire américaine et à sa propension à croire que le sort de l’humanité dépend de l’issue d’une lutte cosmique entre la démocratie et l’autocratie.
    La Chine a montré à quel point le discours hyperbolique de Biden était délirant et contraire à la réalité. Si la rhétorique moralisatrice et irréfléchie de Biden lui a aliéné l’Arabie saoudite, ses tentatives pour éliminer l’Iran se sont heurtées à une résistance tenace de la part de Téhéran. En fin de compte, Biden a littéralement poussé Riyad et Téhéran à chercher des contrepoids qui les aideraient à repousser son attitude oppressive et dominatrice.
    L’exclusion humiliante des Etats-Unis de l’épicentre de la politique de l’Asie occidentale constitue une sorte d’«épisode de Suez» pour la superpuissance, comparable à la crise vécue en 1956 par le Royaume-Uni, mis devant le fait accompli: son projet impérial était dans l’impasse et l’ancien ordre des choses, soit la mise au pas de nations moins puissantes conçue comme preuve visible d’un leadership mondial, ne fonctionnait plus et ne pouvait mener qu’à  des conséquences désastreuses.
    Le plus étonnant dans cette affaire, c’est la puissance mentale, les ressources intellectuelles et le «soft power» que la Chine a mis en œuvre pour devancer les Etats-Unis. Les Etats-Unis disposent d’au moins 30 bases militaires en Asie occidentale – rien qu’en Arabie saoudite, cinq – mais ils ont perdu leur rôle de leader. Quand on y pense, l’Arabie saoudite, l’Iran et la Chine ont fait leur annonce historique le jour même où Xi Jinping a été reconduit pour un troisième mandat à la présidence.

2°/La Chine – facteur global d’équilibre
Ce que nous constatons, c’est que sous l’égide de Xi Jing Ping, une nouvelle Chine est en train de se hisser vers le haut. Pour autant, elle adopte une attitude effacée et ne s’attribue aucun titre de gloire. Le «syndrome de l’empire du Milieu», épouvantail agité par les propagandistes américains, brille par son absence. Au contraire, aux yeux du monde – en particulier des pays comme l’Inde ou le Viêt Nam, la Turquie, le Brésil ou l’Afrique du Sud – la Chine a présenté une illustration salutaire de la manière dont un monde multipolaire démocratisé peut fonctionner à l’avenir – de la façon dont il est possible de baser la diplomatie des grandes puissances sur une politique consensuelle et concertée, sur le commerce et l’interdépendance et d’aboutir à un résultat «gagnant-gagnant».
    Autre important message implicite : La Chine est un facteur d’équilibre et de stabilité au niveau mondial. L’Asie-Pacifique et le Moyen-Orient ne sont pas les seuls observateurs. Il y a aussi l’Afrique et l’Amérique latine – en fait, l’ensemble du monde non occidental qui forme la grande majorité de la communauté mondiale et qui est connu sous le nom de «Global South».
    Ce que la pandémie et la crise ukrainienne ont fait remonter à la surface, c’est la réalité géopolitique latente qui s’est accumulée au fil des décennies, à savoir que le Sud mondial rejette les politiques de néomercantilisme menées par l’Occident sous le couvert de l’« internationalisme libéral».
    L’Occident poursuit un ordre international hiérarchique. Le responsable des affaires étrangères de l’Union européenne, Josep Borrell, l’a récemment déclaré sans retenue et avec des accents racistes, en déclarant publiquement que «l’Europe est un jardin, le reste du monde est une jungle, et la jungle pourrait envahir le jardin».
    Demain, la Chine pourrait tout aussi bien contester l’hégémonie américaine sur l’hémisphère occidental. Le récent document du ministère chinois des affaires étrangères intitulé «L’hégémonie américaine et ses dangers» nous indique que Pékin ne sera plus sur la défensive.
    Entre-temps, un réalignement des forces sur la scène mondiale est en cours, avec la Chine et la Russie d’un côté et les Etats-Unis de l’autre. Le fait que, la veille même de l’annonce historique faite à Pékin, le ministre saoudien des affaires étrangères, le prince Faisal bin Farhan Al Saud, ait soudainement atterri à Moscou pour une «visite de travail» et se soit entretenu avec le ministre des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, visiblement enchanté, n’est-il pas un message important?
    Bien sûr nous ne saurons jamais exactement quel est le rôle joué en coulisses par Moscou, en accord avec Pékin, pour rapprocher Riyad et Téhéran. Tout ce que nous savons, c’est que la Russie et la Chine coordonnent activement leurs actions de politique étrangère. Il est intéressant de noter que le 6 mars 2023, le Président Poutine a eu une conversation téléphonique avec le Président iranien Ebrahim Raisi.

3°/Un espoir audacieux
Certes, la géopolitique de l’Asie occidentale ne sera plus jamais la même. En réalité, si la première hirondelle du printemps est arrivée, la rivière est toujours prise dans les glaces. Néanmoins, les rayons du soleil donnent de l’espoir, annonçant des jours plus chauds. Il est concevable que Riyad n’ait plus rien à voir avec les diaboliques intrigues ourdies à Washington et à Tel-Aviv pour créer une alliance anti-iranienne en Asie occidentale. Il n’est pas non plus envisageable que l’Arabie saoudite participe à une attaque israélo-américaine contre l’Iran. Cette situation isole gravement Israël dans la région et rend les Etats-Unis impuissants. En termes concrets, elle réduit à néant les efforts fébriles déployés dernièrement par l’administration Biden pour cajoler Riyad afin qu’il adhère aux accords d’Abraham.
    Toutefois, un commentaire du «Global Times» a noté avec une certaine témérité que l’accord entre l’Arabie saoudite et l’Iran
«constituait un exemple positif pour d’autres points chauds de la région, comme par exemple la détente et le règlement du conflit israélo-palestinien. À l’avenir, la Chine pourrait jouer un rôle important en jetant des passerelles entre les pays pour résoudre les problèmes longtemps épineux du Moyen-Orient, comme elle vient de le faire cette fois-ci.»
    En effet, le communiqué conjoint publié à Pékin indique que
«les trois pays [l’Arabie saoudite, l’Iran et la Chine] ont exprimé leur volonté de déployer tous les efforts possibles pour renforcer la paix et la sécurité régionales et internationales». La Chine peut-elle sortir un lapin de son chapeau? L’avenir nous le dira.
Pour l’heure, le rapprochement saoudo-iranien aura certainement des retombées positives sur les efforts déployés en vue d’un règlement négocié au Yémen et en Syrie, ainsi que sur la situation politique au Liban.

4°/Les sanctions occidentales se sont avérées inefficaces contre l’Iran
Le communiqué conjoint souligne que l’Arabie saoudite et l’Iran ont l’intention de relancer l’accord général de coopération de 1998 dans les domaines de l’économie, du commerce, de l’investissement, de la technologie, de la science, de la culture, des sports et de la jeunesse. Dans l’ensemble, la stratégie de pressions maximales adoptée par l’administration Biden à l’égard de l’Iran s’est effondrée et les sanctions occidentales à l’encontre de l’Iran sont devenues inefficaces. Les options politiques des Etats-Unis à l’égard de l’Iran se sont réduites. L’Iran gagne en profondeur stratégique pour négocier avec les Etats-Unis.
    Le point fort des sanctions américaines réside dans les restrictions imposées au commerce du pétrole iranien et à l’accès aux banques occidentales. Il est tout à fait concevable qu’un retour de bâton soit sur le point de se produire alors que la Russie, l’Iran et l’Arabie saoudite – trois des principaux pays producteurs de pétrole et de gaz – commencent à accélérer leur recherche de mécanismes de paiement permettant de contourner le dollar américain.
    La Chine discute déjà de ce type d’accord avec l’Arabie saoudite et l’Iran. Les transactions commerciales et économiques entre la Chine et la Russie visent à éviter de recourir au dollar américain pour les paiements. Il est bien entendu que toute érosion significative du statut du dollar en tant que «monnaie mondiale» ne sonnera pas seulement le glas de l’économie américaine, mais affaiblira également la capacité des Etats-Unis à mener des «guerres éternelles» à l’étranger et à imposer leur hégémonie mondiale.
    En définitive, la réconciliation entre l’Arabie saoudite et l’Iran est également un précurseur de leur intronisation en tant que membres des BRICS dans un avenir proche. Il est certain qu’il existe déjà une entente entre la Russie et la Chine à ce sujet. L’adhésion de l’Arabie saoudite et de l’Iran aux BRICS réinitialisera de manière radicale la dynamique du pouvoir dans le système international. •

Source: www.indianpunchline.com  du 11 mars 2023
(Traduction de l’anglais Horizons et débats)

M. K. Bhadrakumar a travaillé pendant trois décennies comme diplomate de carrière au service du Ministère indien des Affaires étrangères. Il a été, entre autre, ambassadeur en Union soviétique, au Pakistan, en Iran, en Afghanistan ainsi qu’en Corée du Sud, au Sri Lanka, en Allemagne et en Turquie. Ses articles traitent principalement de la politique étrangère indienne et des événements au Moyen-Orient, en Eurasie, en Asie centrale, en Asie du Sud et en Asie pacifique. Son blog s’appelle «Indian Punchline»


https://www.zeit-fragen.ch/fr/archives/2023/nr-6-21-maerz-2023/china-geht-voran-eine-neue-aera-in-der-weltpolitik-ist-angebrochen