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Notes de lecture 2015

Note de lecture : « L’immense obscurité de la mort » (Massimo Carlotto)

Pardon impossible et vengeance incertaine : l’un des romans les plus brutaux de Carlotto.

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L'immense obscurité de la mort

Publié en 2004, traduit en français en 2006 par Laurent Lombard chez Métailié, le neuvième roman solo de Massimo Carlotto est un roman « isolé », sans son héros récurrent surnommé « L’Alligator », et sans l’infâme et attachant Giorgio Pellegrini d’ « Arrivederci amore » et de « À la fin d’un jour ennuyeux ».

Raffaello Beggiato était un truand à la petite semaine. Un braquage qui foire, un moment de panique, et voilà une mère et son fils tuées par ses soins, juste avant sa capture, tandis que son complice disparaît dans la nature. N’avouant jamais avoir été le tireur, et refusant de donner le nom de son associé, il est condamné à perpétuité.

Silvano Contin était le mari et le père des deux victimes. Il ne s’est jamais remis de leur mort. Vouant une haine tenace à Raffaello Beggiato, il caresse encore le vague espoir de mettre la main sur le complice, qu’il croit être le meurtrier.

Lorsqu’au bout de quinze ans de réclusion, atteint d’un cancer qui lui laisse au mieux deux années à vivre, Raffaelo tente d’obtenir une grâce (pour laquelle le pardon de la victime est indispensable en droit italien) ou une mise en liberté sous contrôle judiciaire (pour laquelle l’opinion de la victime peut jouer un rôle décisif quoiqu’informel), pour finir ses jours en liberté, une mécanique infernale se met en route.

Demain, c’est mardi. Jour de merde. Samedi et dimanche, c’est trop loin ; les meilleurs jours en taule. Douche, parloir, pâtes au four, petite tranche de viande, patates et foot. Du foot à gogo. J’ai parié deux cartouches de clopes MS avec un Serbe. Le Milan AC perd et moi je clope gratis toute la semaine. Ce con de toubib s’énerve que je fume encore mais comment tu fais pour te taper perpète sans clopes ? Ici les locataires qui fument pas, y se comptent sur les doigts de la main. Dans la cour, on s’est bien marrés avec cette histoire qu’ils veulent séparer les cellules fumeurs des non fumeurs. Les mecs du ministère, c’est vraiment des comiques. Mais ils ont déjà mis les pieds dans une taule ? Demain, c’est mardi. Sept heures, ménage. Jour pair : serpillière et ammoniaque. Sept heures et demie, le chariot du p’tit-déj’ passe. Je prends que du lait. Le café est infect, y’a que le brigadier et les mouchards qui peuvent le torcher. Ma cafetière est déjà prête sur le petit réchaud. À huit heures, la ronde passe et les portes blindées s’ouvrent, comme ça le gars du nettoyage peut donner les dernières infos de radio nuit. Neuf heures, l’heure de la promenade. Faut que j’parle avec celui de la 27, on m’a dit qu’il a mis sur pied un nouveau trafic de shit. Y paraît que ça fait du bien pour le cancer. Et puis y faut que j’dise à ceux de la commission qu’ils choisissent des programmes télé moins cons. L’après-midi, c’est toujours tragique. Je veux voir celui avec les filles qui essaient de s’accaparer un benêt perché sur un trône et qui s’égorgent pire que dans un tribunal. À onze heures, y’a le type qui prend nos commandes qui passe. Faut que j’cantine du shampooing contre la chute des cheveux, du dentifrice et deux bonbonnes de gaz pour mon réchaud. À midi, le chariot de la gamelle arrive. Jour pair : pâtes, ragoût, légumes. À 13 heures, le type affecté au courrier se pointe. Savoir si Contin a reçu ma lettre. Peut-être qu’il va répondre vite. Le JT de 13 h 30 et puis une petite sieste jusqu’à 15 heures. Un autre tour dans la cour et puis, après la ronde de 16 h 30, fermeture des portes. Le chariot du repas du soir passe à 17 heures. Demain, c’est mardi : potage, mortadelle et salade. Un autre café pour digérer et la journée est finie. Seules nouveautés : les rondes de 20 heures, de 23 heures, d’une heure, de 4 heures et de 6 heures du mat’. Si tu dors, les matons te réveillent. Et puis après l’infirmier. Ce connard est toujours à la bourre. Il est 23 h 55 et il est pas encore passé. Mon verre en plastique est déjà prêt sur le rebord de la trappe. Il a juste à allonger le bras et mettre les gouttes. Avec cette histoire que j’ai le cancer, il y va pas de main morte. Tant mieux. La dose habituelle me faisait plus rien. L’abondance de Valium est le seul privilège de la cabane à vie. Ils flippent toujours que ceux qui ont plus d’espoir perdent la boule et se paient un des leurs, alors avec les tranquillisants, y sont pas radins. Putain, mais y va arriver quand cet enculé ? Il a dû s’arrêter bavasser avec ses collègues d’en bas, à la rotonde. Toute façon, qu’est-ce que ça peut lui foutre qu’on aille pas bien ?

Oscura Immensita

Sous le signe, interprété, des derniers mots de la morte assassinée, « L’immense obscurité de la mort » révèle à chacun, et comme souvent chez Carlotto, pour le pire et pour le pire, ce qui existe en lui, plus ou moins bien enfoui sous une couche de civilisation toujours un peu trop mince. Le pardon, la vengeance, la loi et la justice, concepts sauvagement passés au tamis des appétits et des stupidités, des rages et des non sens, ne résistent guère ici. Qu’elles soient réglées par le rituel de l’ennui et de l’emprisonnement, ou par celui de la vie réduite à sa plus simple expression de survivance, les existences fuient et s’entrechoquent, pour créer, selon l’heureuse formule d’Éric Loret, un « désarroi pantelant ». Aucun personnage, une fois confronté à ses démons intimes, à sa stupidité affligeante ou à ses désirs libérés, ne rachète jamais rien. Ici, il n’y a que la souffrance brute et le déchaînement de passions primitives, là où tous les vernis éclatent pour ne laisser que le vide.

Sans doute l’un des plus brutaux romans de Massimo Carlotto, ce qui n’est pas peu dire.

Ce qu’en dit Éric Loret dans Libération est ici, ce qu’en dit superbement Moisson Noire est .

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carlotto

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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