Le Piège de Thucydide, ou l’art délicat du croisement des puissances

Le « Piège de Thucydide » (en anglais : « The Thucydides Trap ») est un concept peu connu, mais qui me semble essentiel pour comprendre les années et décennies à venir.

Il est invoqué en particulier pour éclairer le face-à-face entre les deux super-puissances de cette première moitié du XXIème siècle : les Etats-Unis d’Amérique et la République Populaire de Chine. Le but de ce billet est d’attirer l’attention d’un éventuel lecteur sur ce concept.

J’ai découvert le concept de « Piège de Thucydide » il y a trois ans, en 2015, à travers un article de « The Atlantic ». Je suis étonné qu’il n’ait pas acquis, pendant ces trois années, plus de notoriété. Les articles francophones sur le « piège de Thucydide » sont rares, il y en a eu quelques-uns il y a un an, au début de l’automne 2017, à l’occasion de la parution du livre « Destined for War: Can America and China Escape Thucydides’s Trap?« . Et puis plus rien.

The defining question about global order for this generation is whether China and the United States can escape Thucydides’s Trap. The Greek historian’s metaphor reminds us of the attendant dangers when a rising power rivals a ruling power — as Athens challenged Sparta in ancient Greece, or as Germany did Britain a century ago. Most such contests have ended badly, often for both nations, a team of mine at the Harvard Belfer Center for Science and International Affairs has concluded after analyzing the historical record. In 12 of 16 cases over the past 500 years, the result was war. When the parties avoided war, it required huge, painful adjustments in attitudes and actions on the part not just of the challenger but also the challenged.

La question fondamentale de l’ordre du monde pour cette génération est de savoir si la Chine et les Etats-Unis peuvent échapper au Piège de Thucydide. La métaphore de l’historien grec nous rappelle les dangers inhérents à toute situation où une puissance montante rivalise avec une puissance régnante — comme Athènes défia Sparte dans la Grèce antique, ou comme l’Allemagne défia l’Angleterre il y a un siècle. Le plupart des compétitions de ce type se sont mal terminées, souvent pour les deux nations, a conclu l’équipe du Harvard Belfer Center for Science and International Affairs que j’ai dirigée, après avoir analysé les annales historiques. Dans 12 des 16 cas étudiés sur les 500 dernières années, le résultat a été la guerre. Quand les adversaires ont évité la guerre, ce fut au prix d’ajustements énormes et douloureux, dans les attitudes et les actions, non seulement de la part de la puissance émergente, mais aussi de la puissance établie.

D’où vient ce concept ? Si j’ai bien compris, il part d’un projet de recherche, une étude lancée il y a quelques années par le « Belfer Center » , un département de recherche au sein de la « Kennedy School of Government » à Harvard.

Un site Web présentant ces travaux a été lancé en 2015.

Le directeur du centre, Graham Allison, un « scholar », vétéran des cercles de politique internationale aux Etats-Unis, a signé au printemps 2017 le livre sur le sujet, intitulé « Destined for War: Can America and China Escape Thucydides’s Trap? »

Autour de cela, toutes sortes de matériaux — commentaires, réfutations, vidéos, etc — se sont constitués.

« Le Piège de Thucydide » est un bon produit américain, un bon concept, ça sonne bien, ça s’explique — pardon, ça se pitche — assez facilement. La vidéo de promotion sur YouTube, référencée sur la page d’accueil du site Web, en témoigne. Mais il y a un vrai fond derrière.

La page de présentation contient un aphorisme discret, mais magnifiquement américain et terriblement efficace, qu’il me semble inutile de traduire :

Business as usual is likely to produce history as usual.

History as usual, ce serait donc la guerre, forcément la guerre ?

De la phrase écrite il y a 24 siècle par Thucydide…

τοὺς Ἀθηναίους ἡγοῦμαι μεγάλους γιγνομένους καὶ φόβον παρέχοντας τοῖς Λακεδαιμονίοις ἀναγκἀσαι ἐς τὸ πολεμεῖν
It was the rise of Athens and the fear that this instilled in Sparta that made war inevitable.
Ce fut l’ascension d’Athènes et la peur que celle-ci instilla à Sparte qui rendirent la guerre inévitable.

… on peut facilement décalquer d’autres phrases :

Ce fut l’ascension de la Chine (au début du XXIème siècle) et la peur que celle-ci instilla aux Etats-Unis qui rendirent la guerre inévitable.

Ce fut l’ascension de l’Allemagne (au début du XXème siècle) et la peur que celle-ci instilla au Royaume-Uni et en France qui rendirent la guerre inévitable.

Ce site Web est une mine, le livre est présenté par la presse spécialisée comme un « must-read », mais faute de temps, pour l’instant, je me suis contenté de feuilleter le site Web.

Notamment l’onglet « Case File » , où sont longuement détaillées 20 confrontations entre puissance(s) établie(s) et puissance émergente. C’est le cœur du dossier. Je me permets ici de reproduire la liste. 20 confrontations. 16 ont débouché sur des guerres d’intensité variable. 4 ont échappé au « Piège de Thucydide ».

1. Late 15th century — Portugal vs. Spain — NO WAR
2. First half of 16th century — France vs. Hapsburgs — WAR
3. 16th and 17th centuries — Hapsburgs vs. Ottoman Empire — WAR
4. First half of 17th century — Hapsburgs vs. Sweden — WAR
5. Mid-to-late 17th century — Dutch Republic vs. England — WAR
6. Late 17th to mid-18th centuries — France vs. Great Britain — WAR
7. Late 18th and early 19th centuries — United Kingdom vs. France — WAR
8. Mid-19th century — France and United Kingdom vs. Russia — WAR
9. Mid-19th century — France vs. Germany — WAR
10. Late 19th and early 20th centuries — China and Russia vs. Japan — WAR
11. Early 20th century — United Kingdom vs. United States — NO WAR
12. Early 20th century — United Kingdom (supported by France, Russia) vs. Germany — WAR
13. Mid-20th century — Soviet Union, France, and United Kingdom vs. Germany — WAR
14. Mid-20th century — United States vs. Japan — WAR
15. 1940s-1980s — United States vs. Soviet Union — NO WAR
16. 1990s-present — United Kingdom and France vs. Germany — NO WAR

Cette structure « puissance(s) établie(s) contre puissance émergente » est un prisme intéressant pour réinterpréter l’histoire du monde moderne. Je dirais même : un prisme fascinant. Quelque part dans un carton, à quelques mètres en-dessous de moi, m’attend mon exemplaire de « Naissance et Déclin des Grandes Puissances » , de l’historien Paul Kennedy, édition française acquise par moi à l’hiver 1990, préface de Pierre Lellouche (alors seulement connu comme un jeune conseiller diplomatique d’un politicien raté, un certain Jacques Chirac). Un immense pavé de peut-être mille pages, que j’ai lu deux fois, de la première à la dernière page, je ne sais pas si j’aurais un jour la possibilité de le lire une troisième fois, mais je m’égare. Un immense pavé que je recommande notamment aux adeptes comme moi du jeu « Civilization » (surtout les premières versions, si délicatement pauvres en multimédia). Bref, je m’égare vraiment. Je ne suis qu’un petit informaticien de banlieue, et ceci n’est qu’un blog. Bref. 

France über alles

Pour mieux comprendre le concept du « Piège de Thucydide », un lecteur français peut se concentrer sur les huit des seize confrontations couvertes par cette étude impliquant la France.

Dans la première, la France de François Ier est la puissance dominante, menacée par les Habsbourgs au début du XVIème siècle. Dans la deuxième, la France des Bourbons est à nouveau la puissance dominante, défiée puis dépassée par la Grande-Bretagne de 1688 à 1763. Dans la troisième, on prend les mêmes, mais on permute : la France révolutionnaire puis napoléonienne est la puissance émergente face à la puissance établie de la Grande-Bretagne, et l’affrontement court de Valmy à Waterloo.

Dans la quatrième et la cinquième, la France est par deux fois la puissance établie : alliée à la Grande-Bretagne, elle fait face avec succès à la puissance émergente de la Russie, mais au prix de la guerre de Crimée de 1853 à 1856 ; puis, seule, elle est la puissance établie terrassée par la puissance émergente de l’Allemagne en 1870.

Dans la sixième et la septième, la France fait partie d’une coalition de puissances établies qui font face à la puissance émergente de l’Allemagne, au prix de deux guerres mondiales.

La dernière confrontation impliquant la France est la dernière de la liste, et la seule qui n’a pas de date de fin : Pour les auteurs, depuis 1990, la France et le Royaume-Uni sont deux puissances établies faisant face, à nouveau, à une puissance émergente nommée l’Allemagne. Tout simplement. Ça choquera surement beaucoup de monde en France de voir la situation géopolitique sur le continent européen ainsi présentée, mais les faits sont têtus. En ce mois de novembre 2018, je suis désolé de constater que le couple franco-allemand n’existe pas.

Lisons attentivement l’introduction de l’analyse de cette seizième confrontation — il serait peut-être utile de la traduire en entier en français. Elle offre un éclairage intéressant sur la nature de ce qu’on appelle Union Européenne depuis le Traité de Maastricht — signé deux mois après la réunification de l’Allemagne et deux semaines avant la dissolution de l’Union Soviétique. Cette analyse n’est pas datée : a-t-elle été écrite avant le 13 juillet 2015, et avant le 23 juin 2016 ?

At the conclusion of the Cold War, many expected that a newly reunified Germany would regress to its old hegemonic ambitions. While they were right that Germany was destined for a return to political and economic might in Europe, its rise has remained largely benign. An awareness of how Thucydides’s Trap has ensnared their country in the past has led German leaders to find a new way to exert power and influence: by leading an integrated economic order, rather than by military dominance.

À la fin de la Guerre Froide, beaucoup s’attendaient à ce que l’Allemagne nouvellement réunifiée reviendrait à ses vieilles ambitions hégémoniques. Même s’ils avaient correctement anticipé que l’Allemagne redeviendrait une puissance politique et économique en Europe, son ascension est resté largement bénigne. La conscience de comment leur pays avait déjà été pris dans le Piège de Thucydide dans le passé a conduit les dirigeants allemands à trouver une nouvelle manière d’exercer le pouvoir et l’influence : en prenant la tête d’un ordre économique intégré, plutôt que par la domination militaire.

Je note que cette seizième confrontation oppose deux puissances établies dotées de l’arme atomique (France et Royaume-Uni) à une puissance émergente qui en est officiellement dépourvue (Allemagne fédérale). Mais peut-être faut-il considérer la Bundesbank, et désormais la BCE, comme une arme de destruction massive ? On prête à François Mitterrand cette observation dans les années 1980s :

Ce que la bombe atomique est à la France, le deutsche mark l’est à l’Allemagne.

Le pire a pu parfois être évité

La quinzième confrontation de la liste est la Guerre Froide (Etats-Unis – Union Soviétique, 1947 – 1991). C’est la seule entre puissances disposant d’armes atomiques et spatiales. N’oublions jamais octobre 1962, octobre 1973 et octobre 1984.

Il y a une deuxième liste, inspirée par des commentaires déposés sur le site. Cette deuxième liste inventorie quatorze confrontations, dont sept n’ayant pas dégénéré en guerre ouverte. 25% de paix sur la première liste ; 50% sur la deuxième. Mais cette deuxième parait moins convaincante et plus hétéroclite que la première.

Dans la première liste, les quatre confrontations qui n’ont pas dégénéré en guerre ouverte sont :

  • [1] la rivalité entre Portugal et Espagne au XVème siècle ;
  • [11] le passage du relais impérial de la Grande-Bretagne aux Etats-Unis dans la première partie du XXème siècle ;
  • [15] la guerre froide entre Etats-Unis et Union Soviétique dans la deuxième partie du XXème siècle ;
  • [16] le remplacement de l’hégémonie franco-britannique par une hégémonie allemande en Europe depuis 1989.

Et puis il y a la dix-septième confrontation, opposant la puissance établie des Etats-Unis et la puissance montante de la Chine. Contrairement à la plupart des autres confrontations, il est assez difficile de dater précisément son début.

Je reviendrai peut-être une autre fois sur la Chine et l’Amérique. Je termine ce billet avec trois réflexions personnelles sur le concept même de « Piège de Thucydide ». Trois questions simples : Quelles puissances ? Quelle fatalité ? Quelles élites ?

Quelles puissances ?

L’Histoire que raconte cette liste de seize confrontations entre puissances établies et puissances émergentes, c’est de mon point de vue d’amateur, c’est l’histoire assez classique des grandes puissances européennes à partir du XVème siècle (rappel : la Russie est un pays d’Europe, c’est même le plus grand), auxquelles s’ajoutent au XIXème siècle la Chine déclinante et le Japon montant.

La deuxième liste ajoute timidement les rivalités entre l’Iran et l’Irak et entre les deux Corées à la fin du XXème siècle. Et elle ajoute surtout d’autres puissances européennes après le XVIème siècle (Danemark, Suède, Pologne, Autriche, etc). Bref, on reste entre puissances « classiques ».

C’est comme s’il ne s’était rien passé ailleurs dans le monde. Et c’est comme s’il ne s’était rien passé entre la Guerre du Péloponnèse (conclue en 404 avant Jésus-Christ, non, ce n’est pas un code de retour HTTP), et le Traité de Tordésillas (signé en 1494 après Jésus-Christ entre le Portugal et l’Espagne). Ça me chagrine.

Est-ce que le prisme « puissance émergente contre puissance établie » n’est pas applicable à d’autres cas, à d’autres continents, à d’autres séquences historiques ? Que dire par exemple de l’Empire ottoman, par exemple ? Que dire des puissances d’Asie Centrale, d’Inde ou d’Indochine, ou d’Afrique, ou de l’Amérique pré-colombienne ? L’étendue de mon ignorance de pans entiers de l’histoire mondiale me désole.

Le président chinois Xi Jinping aurait déclaré :

We must all strive to avoid falling into the Thucydides Trap; the notion that a great power is bound to seek hegemony does not apply to China, which lacks the gene that spawns such behavior.

Nous devons tous faire tout notre possible pour éviter de tomber dans le Piège de Thucydide ; la notion qu’une grande puissance est destinée à rechercher l’hégémonie ne s’applique pas à la Chine, qui n’a pas le gène qui engendre un tel comportement.

Y a-t-il un « gène de l’hégémonie » ? Est-ce que la « puissance » est une notion au fond occidentale « classique », quelque chose issu d’une modernité propre à ce qu’il est convenu d’appeler l’Occident, ainsi qu’à ses imitateurs ? L’impérialisme ne serait-elle qu’une notion occidentale, un sous-produit d’une « culture » ou d’une « civilisation » proprement occidentales ? Et, partant de là, est-ce que le « déclin de l’Occident » marque la fin de l’ère des impérialismes ? Vastes questions.

Quelle fatalité ?

Je regrette de n’avoir pas connu le concept de Piège de Thucydide pendant le premier semestre de 2014, quand j’ai frôlé l’overdose de livres sur les causes et le déclenchement de la catastrophe de 1914, depuis le vénérable « Guns of August » de Barbara Tuchman (1962) jusqu’aux « Sleepwalkers » de Christopher Clark (2013).

Le billet le plus achevé peut-être de cette période, publié à dessein le 28 juin 2014, était intitulé « The Balkan Inception Scenario et autres constructions de la fatalité » . On peut relire les années qui précèdent l’extraordinaire mois de juillet 1914 comme la construction d’une fatalité. Tous les personnages (les « somnambules ») de cette tragédie étaient persuadés qu’une tragédie allait arriver. Qu’elle était inéluctable. Que seules les modalités restaient à définir — à charge pour eux de savoir se saisir des circonstances pour s’y jeter de la manière la plus favorable possible.

Une célèbre formule de Jacques Prévert, écrite en 1937 (sic), est :

A force d’écrire des choses horribles, les choses horribles finissent par arriver.

Romain Rolland a écrit, le 15 septembre 1914, dans un journal suisse :

Les hommes ont inventé le destin, afin de lui attribuer le désordre de l’univers, qu’ils ont pour devoir de gouverner. Point de fatalité ! La fatalité, c’est ce que nous voulons. Et c’est aussi, plus souvent, ce que nous ne voulons pas assez.

Il y a peut-être eu une fatalité en 1914, je n’en sais rien ; mais il y a aussi et surtout eu une construction de la fatalité, et avant et après cela, une exploitation de la fatalité. La guerre a arrangé beaucoup de monde. La guerre a enrichi beaucoup de monde. La guerre justifie tout. La guerre justifiera tout.

Des intérêts considérables avaient intérêt à la guerre en 1914. Comme d’autres avaient intérêt à la guerre en octobre 1962, en octobre 1973, et en octobre 1984. Et ne parlons pas plus récemment de septembre 2001 et de mars 2003. Il y a aujourd’hui des intérêts considérables qui poussent à une montée des tensions (notamment pour une très lucrative course aux armements) entre la Chine et les Etats-Unis. Ils se cachent à peine. Ils peuvent tirer un grand parti du concept de « Piège de Thucydide ».

Quelles élites ?

Xi Jinping connait, et semble-t-il comprend, le concept de « Piège de Thucydide ».

Et Donald Trump ? Connait-il et comprend-t-il un tel concept ? Je ne veux pas céder au mépris universel que suscite Donald Trump — un abruti ? peut-être, mais un abruti qui a quand même réussi à se faire élire président des Etats-Unis, et qui est bien parti pour se faire réélire –, mais je l’imagine assez mal commentant un tel concept.

Son vice-président, Mike Pence ? Selon certains commentateurs, son discours à Pékin le 4 octobre 2018 est ce qu’on peut faire de plus proche d’une déclaration de guerre froide.

Son ministre des affaires étrangères, Mike Pompeo ? Je ne comprends même pas comment cet obscur député du Kansas, homme de paille des frères Koch, est arrivé là où il est. Ou plutôt, en fait, si, je comprends très bien.

Son conseiller à la sécurité nationale, John Bolton ? Un rescapé de l’équipe de George W. Bush, un néo-conservateur belliciste de la pire espèce. C’était bien la peine que Trump tape aussi fort sur George W. Bush pour dégommer son frère Jeb Bush pendant la primaire de 2016. The Empire never ended.

Le président Mao Tsé-Toung disait, parait-il :

Les nations sont comme les poissons, elles pourrissent par la tête.

Bonne nuit.

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