Le monde de Jules Maigret

À l’issue de l’été 2021, j’ai constaté que je n’arrivais plus à lire grand-chose. Alors je me suis replié sur Simenon. J’ai appris que les éditions Omnibus avaient publié une intégrale « Tout Maigret », en dix volumes, disponibles sur Kindle, alors je m’y suis lancé.

Les romans sont ordonnés selon l’ordre chronologique de leur publication, et brièvement contextualisés. Chaque volume assemble environ huit romans. Chaque volume commence par une préface confiée à une personnalité contemporaine — celle rédigée par Douglas Kennedy pour le quatrième volume est particulièrement saisissante, avec en passant cette perle :

On lit pour se souvenir que l’on n’est pas seul.

En septembre 2021, j’ai entamé le premier tome, qui commence par « Piotr-le-Letton », publié en 1931. C’est l’histoire d’un mystérieux truand international qui débarque un matin à Paris, à la Gare du Nord, en provenance d’Amsterdam par le train alors appelé « L’Étoile du Nord », l’ancêtre du Thalys.

Il y a quelques jours, en octobre 2022, j’ai terminé le cinquième tome, qui s’achève par « Maigret et l’Homme du banc ». C’est l’histoire d’un homme banal poignardé boulevard Saint-Martin, et dont on découvre qu’il avait perdu son emploi deux ans et demi auparavant, et qu’il n’en avait rien dit à sa famille, continuant tous les jours à prendre son train de banlieue matin et soir.

J’en suis donc à la moitié. J’ai bien l’intention d’aller jusqu’au bout.

Je ne suis pas nouveau dans l’univers de Georges Simenon. Je suis un lecteur et un admirateur de longue date. Je suis passé à Liège, le 3 mars 2003, pour voir l’exposition du centenaire de Georges Simenon. J’ai déjà lu des dizaines de livres de Georges Simenon, de manière éparse, aléatoire. L’idée de lire l’ensemble des Maigret, par ordre chronologique, a plu à mon esprit hélas systémique.

J’ai donc tout lu. Certains romans que j’avais déjà lus, d’autres dont j’avais déjà vu des adaptations ; certains que je découvre ainsi sous un nouveau jour ; beaucoup que je découvre complètement. Aucun ne m’a franchement déplu. Certains m’ont beaucoup plu. J’ai eu l’impression d’avoir tout oublié de « La Nuit du Carrefour ». J’ai été aussi impressionné que jadis par « Le Pendu de Saint-Pholien » et « La Tête d’un Homme ». J’ai été glacé par « L’Ombre Chinoise ». Etc, etc.

Les qualités essentielles de Simenon se retrouvent à chaque roman, inébranlables : toujours lisible, jamais ennuyeux. Souvent surprenant, parfois poignant. Précis sans être fastidieux. Humain, humain, profondément humain. Parvenant à partager des choses humaines qui pourraient sembler inexprimables ou inavouables. Faisant entrer son lecteur dans la peau de n’importe quel homme.

Je n’arrive plus beaucoup à écrire, depuis l’été 2021, sinon des idées noires, des pensées tristes et pires, alors je ne publie plus grand-chose sur ce blog. Et puis, ces derniers mois, j’ai trop de travail et je me laisse faire. J’ai des problèmes de vue et je n’y peux rien. C’est sans intérêt, c’est juste moi.

L’objet de ce billet, au-delà de maintenir ce blog en activité en attendant des jours plus inspirés, est de partager mon intérêt, mon appréciation et mon affection, pour Georges Simenon et pour Jules Maigret : un écrivain parfois maltraité, et un personnage parfois caricaturé, à moins que ce ne soit le contraire. Dans la préface du sixième volume, Bertrand Tavernier cite Simon Leys :

Il n’est pas nécessaire d’être Freud ou Jung pour identifier en Maigret le Moi mythique de Simenon.

Ce billet va donc énumérer quelques aspects de ce monde centré sur la France entre deux guerres, la France d’il y a un siècle, trois générations avant moi. Quelques impressions que j’ai retirées de ces milliers de pages bien écrites. Le monde de Jules Maigret.

C’était extraordinaire de penser que partout où on voyait une lumière il y avait des gens qui vivaient dans un tout petit cercle de chaleur. C’était comme des incrustations dans l’immensité glacée de l’univers. (…) Quand le train avait ralenti un peu avant la gare de Niort, Maigret avait aperçu des rues désertes sous la pluie, des rangs de becs de gaz, des maisons comme aveugles, et il avait pensé :

— Il y a des gens qui passent toute leur vie dans cette rue.

Le train

Dans ce monde, les voyageurs vont à peu près partout en train. Il y a quelques voyages en bateau, exceptionnellement en avion (de Paris à Londres, au départ du Bourget), et très rarement en voiture (de Reims à Paris, et ça ne se passe pas bien). Le chemin de fer va partout. Les locomotives à vapeur vont partout. On peut aller à peu près partout en train, jusqu’aux plus petites villes des provinces les plus improbables. Pour de grandes traversées, vers la Côte d’Azur par exemple, il y a des express et surtout des trains de nuit. Les gares parisiennes sont les lieux les plus surveillés de la ville. On a presque l’impression qu’elles ne ferment jamais. Et la Gare du Nord occupe une place à part : l’entrée la plus ouverte aux mouvements venus du cœur de l’Europe ; mais aussi la sortie la plus tentante pour ceux qui veulent fuir, échapper à la police française, passer la frontière belge à Jeumont.

Le canal

Dans ce monde, les marchandises circulent beaucoup par voie fluviale. Les canaux, les péniches, les bateliers occupent une place particulière dans le cœur de Simenon et dans le monde de Jules Maigret. Les quais de Charenton-le-Pont, au confluent de la Seine et de la Marne, sont une place de commerce importante dans l’économie du pays. Épernay n’est pas dans ce monde une capitale du luxe, la capitale du champagne : c’est surtout une étape sur le canal latéral à la Marne. Givet, à la frontière belge, sur la Meuse, est une ville importante, avec ses hordes de bateaux bloqués parfois par la douane, parfois par les crues. Vitry-le-François est une ville très importante, avec des embouteillages permanents de bateaux à ses écluses, et une vigoureuse industrie locale de réparation et de maintenance, parce qu’en partent le canal de la Marne (vers la région parisienne), le canal de la Marne au Rhin (vers le cœur de l’Europe), et le canal de la Marne à la Saône (vers l’Europe du Sud).

Que reste-t-il aujourd’hui de Vitry-le-François ? Que reste-t-il de Givet ? Les quais de Charenton-le-Pont aujourd’hui, c’est juste les huit voies bruyantes de l’autoroute de l’Est.

Le téléphone

Dans ce monde, les télécommunications restent limitées. On communique par télégramme. On transmet parfois exceptionnellement des clichés par bélinogramme, l’ancêtre du fax. Le grand truc, c’est le téléphone. Le téléphone ! Encore faut-il y avoir accès. Il n’y a que des lignes fixes, évidemment. Et même quand on trouve un poste, c’est une aventure. On n’est pas sûr de pouvoir s’en servir. Il faut un jeton. Il faut avoir qu’une opératrice réponde. La qualité est variable. Ça coupe parfois sans raison. Ça ne fonctionne qu’aux heures d’ouverture. Obtenir un appel à longue distance prend du temps. Bref, la dame du téléphone est un personnage essentiel, courtisé, que ce soit à Porquerolles ou à Saint-Aubin-les-Marais.

Pour ma génération, le téléphone était un service public, automatique, universel et fiable. Pour la génération suivante, le téléphone c’est l’engin du diable, le soma à dopamine, un jouet, une drogue.

Le bitume

Dans ce monde, la France métropolitaine n’a que 38 millions d’habitants, et l’espérance de vie est de 50 ans pour les hommes. La plus grande partie du pays reste rurale, et à vrai peu développée et sous-équipée. À Concarneau, comme un peu partout hors de quelques grandes villes, la plupart des rues ne sont ni pavées, ni bitumées — est-ce imaginable aujourd’hui ? À Ouistreham, la villa du maire est à la sortie de la ville, en bord de mer, à quelques minutes à pied du centre-ville — combien de temps doit-on marcher en direction de l’Ouest avant de trouver un bout de bord de mer non-construit aujourd’hui ?

Georges Simenon fait beaucoup voyager Jules Maigret, en France et un peu ailleurs. On traverse beaucoup d’espaces vides ou peu denses. On voit des rues qui ne sont pas encombrées de voitures, des villes où la plus haute maison n’a que trois étages. Au fil des romans, on réalise l’ampleur de tout ce qui n’était pas là et qui y est maintenant, le poids de tout ce qui a été littéralement déposé sur le sol de ce pays depuis un siècle, accumulé, empilé, entassé – en plus d’un presque doublement de la population : les maisons, les tours, les routes, les autoroutes, le béton, le bitume, les voitures, les camions, etc. Le poids de tout ça ! Ce pays est devenu tellement, tellement lourd.

Paris

Dans ce monde, Paris est l’une des quatre ou cinq plus grandes métropoles de l’univers – avec Londres, New York, peut-être Berlin et Tokyo, et puis c’est à peu près tout. Paris rayonne. Paris brille. Né à Liège, Georges Simenon a passionnément aimé et appris Paris. La plupart de ses romans ont été écrits loin de Paris, et pourtant il décrit Paris avec une précision presque millimétrique. La place Constantin-Pecqueur, la rue Lhomond, les caves du Majestic, le Square d’Anvers, la Coupole à Montparnasse, et tant d’autres lieux.

Quand au hasard des pages, le lecteur est amené à un lieu qu’il connait aujourd’hui, il peut mesurer combien ce lieu a ou n’a pas changé. Et un lecteur un peu curieux (grâce soit rendue à Wikipedia) peut aussi découvrir que certains lieux ont changé de nom. Par exemple, la rue d’Angoulême où se réfugiait l’homme au banc, s’appelle aujourd’hui la rue Jean-Pierre Timbaud. L’hôpital Beaujon, avant d’être un immense édifice art déco emblématique à Clichy-la-Garenne, c’était un petit bâtiment rue du Faubourg Saint-Honoré, entre le Parc Monceau et les Champs-Elysées.

L’État

Dans ce monde, la France est une République avec un État solide. Et Jules Maigret, à la Police Judiciaire, à la « brigade spéciale », est au cœur de la machine de l’État, construite par des hommes d’État comme Georges Clemenceau, on ne refera pas ici l’histoire des « Brigades du Tigre ». Le patron de Jules Maigret, son parrain, le Directeur de la Police Judiciaire, parfois mais rarement nommé, c’est un grand serviteur de l’État, Xavier Guichard (dont je recommande la fiche Wikipedia).

Pour l’époque, la Police Judiciaire est une énorme machine, dotée de moyens colossaux, scientifiques et modernes, dont certains romans montrent l’écrasante mise en œuvre – mais aussi leurs limites. De même que Paris pouvait prétendre être l’égale de New York, la PJ de Xavier Guichard pouvait prétendre tutoyer le FBI de J. Edgar Hoover. Un siècle plus tard, la police française est-elle autre chose qu’un marchepied pour petits politiciens nerveux, de Sarkozy à Darmanin en passant par Valls (à moins que ce ne soit un paillasson) ? Et l’État français, est-il autre chose qu’une banque d’affaires… désolé, je m’égare…

L’Europe

Dans ce monde, le grand mouvement de l’Europe va de l’Est vers l’Ouest. La France est tout à l’Ouest de l’Europe, entre l’Est et l’Océan, et voit arriver toutes sortes de gens qui fuient les malheurs de l’Est de l’Europe. Et la France est remplie de gens, nés en France ou arrivés en France, qui ne rêvent que de fuir encore plus vers l’Ouest, en Amérique. La France est « entre deux-guerres », mais pour beaucoup de ces gens, la grande guerre civile européenne commencée en 1914 n’a pas vraiment pris fin. L’Amérique en 1924 a décidé de limiter drastiquement l’immigration, mais jamais autant de gens en Europe n’ont rêvé d’aller en Amérique – ou, « aux Amériques ». Les pogroms et les famines sont à l’Est, et l’espoir est à l’Ouest.

C’est en 1919 que Paul Valéry a écrit cette phrase fameuse :

L’Europe deviendra-t-elle ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire : un petit cap du continent asiatique ?

C’est la « Présentation de l’Europe en octobre 1933 », écrite en 1944, que Jules Romains commence par :

Paris entrait dans la nuit, derrière l’Europe.

C’est dans « Le Fou de Bergerac » (Bergerac ! Bergerac, Périgord, Dordogne ! Quels noms de lieux représentent autant l’idée d’une France de terroir paisible, à l’abri des tourments du monde ?), écrit en 1932, que Simenon glisse un des tableaux saisissants dont il a le secret :

Des individus que l’on retrouve barmen en Scandinavie, gangsters en Amérique, tenanciers de maisons de jeu en Hollande ou ailleurs, maîtres d’hôtel ou directeurs de théâtre en Allemagne, négociants en Afrique du Nord… C’était là, devant la place idéalement paisible de Bergerac, l’évocation d’un monde effrayant par sa force, sa multitude et par le tragique de son destin. Le centre et l’est de l’Europe, depuis Budapest jusqu’à Odessa, depuis Tallinn jusqu’à Belgrade, grouillant d’une humanité trop dense… Des centaines de milliers de Juifs affamés s’en allant chaque année dans toutes les directions : cales d’émigrants à bord des paquebots, trains de nuit, enfants sur les bras, vieux parents que l’on traîne, visages résignés, tragiques, défilant près des poteaux frontières… Chicago compte plus de Polonais que d’Américains… La France en a absorbé des trains et des trains et les secrétaires de mairie, dans les villages, doivent se faire épeler les noms que les habitants viennent décliner lors des naissances ou des décès… Il y a tous ceux qui s’exilent officiellement, avec des papiers en règle… Il y a les autres, qui n’ont pas la patience d’attendre leur tour, ou qui ne peuvent pas obtenir de visa…

Le monde

Le monde de Jules Maigret peut sembler paisible, ordonné, voire harmonieux. Le cinéma, la télévision et la nostalgie en ont fait des cartes postales. Il est facile de l’idéaliser. Mais c’est erroné.

Au fil de ces romans policiers, Georges Simenon montre toutes sortes de crimes et d’horreurs que des êtres humains sont capables de commettre – et l’étendue des malheurs et des névroses que des êtres humains peuvent endurer. Il montre aussi ce qu’on appelait alors les bas-fonds, les laissés-pour-compte, la misère, la cruauté, le désespoir.

Une chambre pauvre, pareille à toutes les chambres pauvres du monde, à cette différence près, peut-être, que la pauvreté n’est nulle part aussi lugubre qu’en Allemagne du Nord.

Jules Maigret, jeune policier chargé de repérer des individus fichés dans les cohues de la Gare du Nord, a vu, par deux fois, un fuyard, comprenant dans son regard qu’il allait être pris, préférer se suicider d’un coup de revolver au milieu de la foule. Il a participé à des rafles ; il en a plus tard ordonné. Il a vu, il sait, il est bien placé pour savoir toute la misère de son monde.

Le monde de Jules Maigret ne faisait pas face, comme le nôtre, à deux menaces existentielles (l’holocauste thermonucléaire et l’effondrement climatique). Mais il a encaissé deux guerres mondiales à vingt ans d’intervalle.

C’est un monde d’êtres humains, façonné par certains, et subi par la plupart. Les êtres humains se débrouillent comme ils peuvent. Ils se réjouissent quand ils peuvent. Ils font de leur mieux.

Notre monde est différent de ce monde, mais nous, nous ne sommes pas différents des êtres humains qui y vivaient.

Je vous encourage à découvrir le monde de Jules Maigret.

Bonne nuit.

Cet article, publié dans Uncategorized, est tagué , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

3 commentaires pour Le monde de Jules Maigret

  1. C’est toujours un plaisir de vous retrouver !

  2. Aude dit :

    Merci ! Je suis amatrice de films des années 1930 à 1950 et même si je n’ai jamais lu un Maigret je reconnais l’ambiance. Beaucoup de ces romans ont été adaptés au cinéma, à l’époque ou après guerre.

    Je vis à Charenton près des anciens quais et il reste un peu de l’atmosphère que tu décris. L’entrepôt d’une entreprise de spiritueux est toujours là, en fin de matinée les ouvriers font une pause casse-croûte dehors et souvent toute la rue sent l’anisette. Il y a aussi un vieux restaurant qui sert des couscous, dans l’un des derniers immeubles d’habitation qui date de cette époque. Le reste est tombé et d’autres aménagements sont en cours, les quartiers Bercy-Charenton à Paris et Charenton-Bercy de l’autre côté du périph. Entre l’autoroute de l’Est et la voie des quais qui est bien peu urbaine, ça fait beaucoup de voies de circulation comme tu dis. Inutile de préciser que ce ne sont pas les beaux quartiers de Charenton et que c’est là qu’on trouve les logements sociaux de la ville.

    Ton billet m’évoque aussi la disparition programmée de la PJ. Les officiers de PJ devraient faire des contrôles d’identité pendant que d’autres flics iraient improviser des enquêtes de police. Comme toujours, on peut constater une immense considération pour les métiers et les savoir-faire des un-es et des autres, considération dont témoignera sans doute l’écoute du mouvement social des OPJ.

    Je suis moi aussi un peu nostalgique de cette époque des années 1930 (plus de trains, moins de voitures) que je n’ai pas vécue mais qui devait être aussi très dure, et pas seulement car la décennie s’est achevée sur une guerre et un génocide. Merci de nous avoir replongé-es dans cette ambiance, sans naïveté mais avec le plaisir d’évoquer un monde oublié.

Tous les commentaires seront les bienvenus.