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X, Y, Z, W… III/VI, élixir de chocolat  

Dans son enquête rétrospective, à la recherche des responsables ainsi que des raisons intimes de sa dérive conjugale, X ne pouvait pas négliger Zêta, la sœur cadette d’Upsilon, beaucoup plus jeune qu’elle.
Le jour des Morts, juste une fois par an, elle sortait du couvent des Carmélites, au beau sommet du pays. À la Toussaint, elle avait toujours hâte de se perdre dans la petite foule du marché et négligeait volontairement de saluer le maigre clocher, esseulé contre le ciel matinal. D’ailleurs, où qu’elle se fût rendue, de n’importe quels coins ou balcons, elle aurait pu en saisir au vol la svelte silhouette…
« Tiens ! Cela fait juste un an ! » se dit X après avoir lorgné son agenda. « On est le 2 novembre déjà ! Un an et un mois que je suis à la retraite, un an pile que je me drogue pour faire plaisir aux femmes de la maison… Et voilà, ce soir même, la jeune novice apportera une nouvelle provision d’herbes rares récoltées exprès pour moi dans le petit cimetière à côté de sa splendide prison, comme elle l’appelle ! »
Pendant une année, capturé par l’étrange arôme de cette boisson ésotérique — ayant dans le fond un goût inattendu de chocolat —, X n’avait jamais manqué de la siroter tous les soirs, avant de se coucher…
« Zêta aime bien que je dorme bien… »
Oui, cette dernière année, la première depuis la sortie du monde du travail, il avait dormi de plus en plus profondément, quitte à se réveiller dans un sursaut lorsque sa femme n’était pas là…
Oui, pendant ce temps il avait trouvé souvent, au petit matin, sa femme endormie dans la cave au rez-de-jardin, entourée de verres de Sangiovese qu’elle avait avalé l’un après l’autre pour se réconforter. Peut-être en raison de leurs étreintes interminables et ennuyeuses… Non, il ne s’était jamais trop inquiété de ses défaillances, il s’en était fait toujours une raison. Car il était convaincu qu’Upsilon se gorgeait de vin pour le manque inavoué de cette Villedouce aux arcades mal éclairées où les gens traînaient toute la nuit sans aucune peur de se perdre…
Dans les allers-retours de ses performances amoureuses n’atteignant plus leur but comme avant, X se voyait ressemblant comme une goutte d’eau au petit wagon qui montait chaque matin, accroché à une sombre crémaillère, jusqu’au grand pré au pied de la montagne, comble aujourd’hui de neige et de silence.
Pourquoi n’avait-il pas eu de honte ni d’embarras ? Peut-être parce qu’elle, Upsilon, semblait même ravie de cette dérive conjugale étrange et tout à fait inattendue. Combien de fois l’avait-il observée, le doigt dans la bouche, assumer cet air coupable la faisant ressembler au car arrondi qu’on attendait au couchant devant la cathédrale ? Le car bleu dont sortaient les plumes blanches et rouges des poules rudoyées, ne faisant qu’un avec l’odeur fraîche et poignante du fromage de fosse…
« Nos destins croisés semblent tout à fait inextricables », il se dit, « même si Upsilon, après ses incommodes nuits dans la cave, disparaît toujours pendant le jour, tout en restant à Âpreville ! »
« Pourquoi ne pourrais-je disparaître moi aussi, pour une fois ? » Il se souvint d’une conversation absurde, aboutie sur une hypothèse impossible… « Il y a un an… N’est-ce pas trop pour un rendez-vous ? » Parmi des regards larmoyants ainsi que des frissons soudains, sa petite belle-sœur lui avait parlé d’une chanson adaptée à leur plage dans ces jours de novembre :

Les feuilles mortes
Se ramassent à la pelle
Les souvenirs et les regrets aussi…

« Zêta m’aimait ! Elle m’aime encore, peut-être ! » se dit-il. Tout de suite après, X eut l’impulsion de partir pour une échappée à Villecalme. « Je vais retirer ma pension près de cette banque éloignée, de façon que des regards connus ne prennent pas l’habitude de compter mes revenus… » annonça-t-il à la mère vieille et à la grand-mère décrépite. « Mais la banque est fermée, aujourd’hui ! » elles avaient objecté tandis que la porte claquait déjà. Elles l’avaient accueilli sans aucun emportement dans leur famille bombardée, quitte à lui réserver, jusque du premier instant, d’impitoyables hochements de la tête.
Au retour de Villecalme ainsi que d’une petite promenade à Villecalme-Plage, X essaya de cacher son expression allègre et rassurée, tout en évitant de dire quoi que ce soit. Cela risquait d’ouvrir une brèche aux malveillants soupçons de ses lointaines tantes-cousines, qu’il appelait de façon débonnaire « les deux mégères ». Ce jour glorieux, commencé par le redoutable présage d’une avalanche, avait abouti dans un après-midi apparemment inattendu.
« Ou alors, au contraire, X à très bien regardé le calendrier avant de sortir… » murmura la grand-mère essoufflée. « N’est-ce pas le 2 novembre, le deuxième 2 novembre depuis sa retraite ? » répondit la mère souffrante, se prenant le pied dans les mains avec une grimace.
Quelques minutes après la rentrée suspecte de X, presque sans transition Zêta, la jeune novice sortie le matin du couvent pour fêter en famille l’extraordinaire liberté de la fête des Morts, s’était présentée à leur porte avec une nouvelle dose d’essence de fleurs chocolatières.

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Plus tard, devant le regard interrogatif de sa femme, X ne se déroba pas à son habituelle gorgée de la bonne nuit. « Je bois ma coupe jusqu’à la lie ! se dit-il intérieurement. Même si j’ai le sentiment précis que Upsilon, ma femme ineffable, cette femme qui me regarde d’un air tout à fait innocent… avec la complicité de sa mère et sa grand-mère, m’administrent régulièrement un médicament diabolique, en l’ajoutant à l’innocente tisane fabriquée par les religieuses. Je crois que c’est du banal bromure. Cela ne produit d’effets que dans les heures creuses. Mais dans cet essentiel créneau, on m’enlève opiniâtrement et sans trop de compliments ce qui fait la différence entre l’homme vrai et le pantin de neige ! »
Les journées du 3, 4 et 5 novembre passèrent presque inaperçues. Un étrange calme régnait dans la maison située juste au dehors des remparts en ruine d’Âpreville, ce village habité aujourd’hui par moins de mille personnes tandis que pendant la Seconde Guerre il y en avait plus que neuf mille.
X partait tous les matins pour Villecalme, avant d’emprunter le petit bus pour se rendre à la plage. Là-bas, tout comme l’un des Vitelloni de Fellini, il se promenait tout seul, une brioche à la main, le chapeau calé jusqu’aux oreilles pour se soustraire aux rafales, tout en essayant de réfléchir un peu. Ou alors c’était la nostalgie d’un seul jour de bonheur, aussi violent qu’inattendu, qui le rendait flâneur, rêveur, capable même d’écrire sur le sable de petites phrases insensées :

Et la mer efface sur les sables
les pas des amants désunis…

Quant à Upsilon, ces jours-là elle restait tout le temps à la maison et, dans la stupeur des autres deux femmes, elle refusait de parler au téléphone avec ce monsieur très gentil qui s’introduisait sans aucune prudence dans leur communauté « bombardée », comme l’appelait X. D’ailleurs, là-dedans on n’avait pas encore fait son deuil après la mort tragique du patriarche. Il n’y avait donc aucune nécessité d’incursions téléphoniques au rythme d’une mitrailleuse.
Combien aurait-elle pu durer une trêve pareille entre X et Upsilon ? Est-ce que les journées atypiques de cet homme, d’habitude obéissant et fataliste, avaient déclenché des retours de flamme dans l’esprit désorienté de cette femme anticonformiste sinon carrément rebelle ?

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Giovanni Merloni

Ce conte-récit est articulé en six chapitres, dont le premier a été publié dimanche dernier et le deuxième hier, mardi 23 septembre. Prochaines publications : jeudi 25, samedi 26 et dimanche 28 septembre.