Étiquettes

Vendredi 4 juillet 2014 le texte suivant avait été publié, dans l’esprit des « vases communicants« , sur Métronomiques, le blog de Dominique Hasselmann, tandis que le texte à lui a été publié ici à la même date. (1)

Un de mes camarades de Bologne, F. C., s’amusait à dire, de temps en temps, qu’il « aimait le gris ». Dans son inspiration, le gris c’était la couleur de l’anonymat, de la fuite (impossible) des responsabilités. C’était la couleur aussi, peut-être, de « l’aureamediocritas », qu’un verre de vin ou une petite goutte de sang pouvait teinter de passions impromptues ouvrant la porte à des instants de rare bonheur.
À mon avis, ce camarade aimait (et probablement, aime encore) le gris en fonction surtout d’un parti pris et de son irréductible esprit de contradiction envers cette ville de Bologne, trop belle, trop humaine et trop colorée aussi. Je respecte son exagération, même si à ce sujet j’ai des idées tout à fait contraires.
Je considère le gris comme une condition inévitable, une donnée de la réalité — humaine et urbaine — dont on hérite. Comme les quatre murs où l’on naît. Le gris est d’ailleurs la « couleur de base » de Paris, la ville que j’ai enfin préférée à Rome et à Bologne.
Le gris des façades, des trottoirs, et en général des rues de Paris, donnerait raison à mon ami de Bologne : cette couleur de fond, ainsi qu’inévitable, se révèle en fait assez confortable. Un « plaisir de base » s’installe quand on y vit pendant longtemps et que l’on y savoure l’esprit indomptable. D’ailleurs, le gris est aux couleurs ce que la pomme de terre est aux saveurs. Si cette dernière doit sa suprématie à son absence (presque) de saveur et donc à sa disponibilité exquise vers une infinité de nuances merveilleuses et inattendues que certaines cuissons ou assaisonnements peuvent lui conférer, le gris ordinaire des architectures de Paris se marie parfaitement aux couleurs des décors et de l’improvisation quotidienne. On dirait même que le « gris de Paris » attend les autres couleurs au passage, pour s’en enrichir et aussi pour susciter la curiosité sinon l’admiration des passants.
Sans renoncer à sa physionomie unique, Paris sait s’embellir des couleurs de Picasso et de Modigliani mieux que n’importe quelle ville du monde. Néanmoins, elle sait aussi très bien profiter des petites touches, des créativités mineures, du talent diffusé qui jaillit souvent de la pure et simple nécessité de s’en sortir, dictée par les exigences du ménage familier ou tout simplement par le besoin individuel de se garantir un petit équilibre.
Je vais maintenant vous raconter une photo. Une photo que M. Jemmapes, un de mes amis parisiens habitant dans les parages de l’Hôtel du Nord, m’avait envoyée dans l’esprit d’une espèce de chasse au trésor. Jemmapes et moi (M. Valmy), nous avons la chance d’habiter, tous les deux, dans le même 10e arrondissement, « terrible et bruyant », qui prend alternativement le nom des « deux gares » (du Nord et de l’Est) ou de « Magenta » (le boulevard qui coupe brutalement le quartier en deux, reliant la place de la République à Montmartre).
Entre nos deux domiciles demeure la « petite Venise » parisienne, ce village tout à fait particulier (et diversifié à l’intérieur) se développant autour du canal Saint-Martin, le principal contrepoids vis-à-vis des grands axes haussmanniens (boulevard de Magenta, avenue de la République, boulevard Voltaire). Un véritable « poumon » naturel ainsi qu’un havre de paix à la dimension humaine qui a récemment engendré la transformation de la place de la République, devenue, elle aussi, oasis pour les piétons, ne faisant dorénavant qu’une avec le Paris du canal.

001_rue de Lancry 10.5 180 def

(10 mai 2014. Cliquer pour agrandir.)

Quand Jemmapes m’a envoyé cette photo concernant la rue de Lancry, d’abord je me suis perdu. Parce que ces arbres qu’on voit sur le fond, je croyais que c’étaient les platanes du canal près du pont tournant (et du célèbre Hôtel du Nord, pas loin duquel mon ami réside). J’ai même fait une descente sur les lieux avec mon fils, car je ne m’expliquais pas la raison de cette 2cv rouge orientée en sens contraire vis-à-vis du sens unique, obligeant les voitures à circuler en direction du pont. D’ailleurs, dans ma promenade, je n’avais pas trouvé, sur le trottoir de droite, cet énorme cône de glacier.
Ce n’est que le soir, en regardant mieux la photo, que je me suis aperçu que le point de vue du photographe était exactement à l’opposé du mien. Les arbres au fond faisaient en fait partie de cet autre havre de paix qui prend le nom de la station de métro consacrée à Jacques Bonsergent, le premier Français mort, en 1940, lors de l’occupation allemande… Rien qu’un triangle qui élargit la silhouette du boulevard Magenta, offrant aux passants la possibilité d’une halte pour de nonchalantes réflexions ou conversations debout devant le kiosque des journaux ou…
Il n’y a pas ici l’espace pour raconter l’importance, pour moi, de certains endroits de ce quartier ou de leurs noms. Je note ici juste des circonstances : après le nom République, j’ai appris en deuxième celui de Saint-Martin, en troisième celui de Bonsergent et en quatrième celui de Magenta. Ensuite, j’ai appris le sens intime de mots tels « les Garibaldiens » (ne faisant qu’un avec la rue des Vinaigriers) ou « l’Atmosphère » (ne faisant qu’un avec l’Hôtel du Nord et le pont tournant des rues de Lancry et de la Grange aux Belles).
Ces mots faisaient déjà partie de mon « indispensable » vocabulaire, bien avant que je m’installe avec ma femme dans l’hôtel Est en assumant le nom d’art de Valmy.
Depuis que l’on se connaît, Jemmapes et moi, nous nous sommes toujours donné rendez-vous près du pont tournant de la rue Dieu, dans le célèbre bar-bistrot de La Marine. Il descendait depuis l’hôpital Saint-Louis, tandis que moi je venais depuis l’hôtel Est par un parcours plus tortueux, à baïonnette, cohérent avec l’esprit de la glorieuse bataille de Magenta…
Et voilà le mystère expliqué. Avec cette photo, Jemmapes avait voulu tout simplement me donner un nouveau rendez-vous, en proposant un pont tournant situé presque à mi-chemin entre nos deux foyers.
Une fois découverte la bonne orientation de la photo, j’ai reconnu tout de suite, sur la gauche, la boulangerie où je me rends chaque fois que je trouve fermée celle qui est plus proche de chez moi. J’ai ensuite reconnu, petit à petit, les autres enseignes, ainsi que les vitrines et chaque détail d’un parcours que je pourrais faire aussi bien les yeux fermés.
Reste à comprendre la signification, le rôle symbolique de cette « intruse », c’est-à-dire de cette voiture au rouge joyeux qui s’écarte nettement du sanglant magenta…
Une voiture dans un quartier presque complètement reconquis par les piétons, les flâneurs, les coureurs à pied et en vélo, les familles en trottinette, et cætera.
Une voiture qui semble sortir du garage Citroën pour la première fois. Un véritable mirage, donc un oxymoron de la fantaisie photographique de mon correspondant. J’observe mieux. Je m’aperçois qu’ici et là le rouge est présent partout dans la photo. Si ce n’est pas le magenta, c’est le rouge de la casaque des Garibaldiens, le rouge des briques des tours de Bologne, le rouge du drapeau républicain…
Je n’arriverai jamais à comprendre le sens de la devinette que Jemmapes m’a proposée… Je ferme les yeux et je continue pourtant ma flânerie mentale dans ce quartier encore authentique qui, pour le moment, « joue » l’étalage de marchandises colorées, la plupart inutiles, avec le but modéré de capturer quelques passants, tout en gardant son esprit fier et fataliste…
S’il n’y avait pas ce typique fond gris ou grisâtre, on ne saisirait pas les petites différences entre les rideaux, les vitrines, les enseignes, les petites bornes du décor villageois.
S’il n’y avait pas le rouge républicain, créant un nombre infini de petites ou grandes provocations de la curiosité dormante en chacun de nous, Paris ne serait pas Paris.

P.-S. : J’étais déjà en train de jeter l’éponge, me déclarant incapable de dénouer la devinette proposée par mon ami habitant du côté de Jemmapes, quand j’ai finalement compris la raison de cette voiture garée à contre-sens, tant bien que mal, dans l’espace réservé pour les cyclistes. C’était pour s’acheter une glace d’une fameuse marque italienne que quelqu’un (un Italien peut-être) avait emprunté, dans un « blitz », cette 2cv rouge. Une bravade ! L’invitation de Monsieur Jemmapes avait donc un but très innocent : profiter d’une glace au bord du canal et précisément près de l’écluse la plus proche, pour y étudier, de façon scientifique, le principe « social » des vases communicants.

texte : Giovanni Merloni

photo : Dominique Hasselmann

(1) (vases communicants juillet 2014 avec Dominique Hasselmann)