Vivons jeunes avant tout, dit Montaigne

Montaigne, qui avance en âge, se préoccupe de penser ce thème dans ce chapitre LVII des Essais, livre 1. « Les sages l’accourcissent bien fort au prix de la commune opinion », s’insurge-t-il. Caton estimait qu’on était vieux à 48 ans. Mais à l’inverse, « quelle rêverie est-ce de s’attendre de mourir d’une défaillance de forces que l’extrême vieillesse apporte, et de se proposer ce but à notre durée, vu que c’est l’espèce de mort la plus rare de toutes et la moins en usage ? » s’étonne Montaigne. La « mort naturelle » n’est-elle pas aussi celle issue d’une chute, d’une noyade ou d’une peste ?

Je voudrais d’ailleurs rectifier cette croyance des faux-savants qui confondent « espérance de vie » et « âge moyen au décès ». L’espérance de vie est une statistique qui se calcule à la naissance. Autrement dit, la mortalité infantile est cruciale. Passé l’âge de 2 ans, l’espérance de vie « par âge » augmente nettement car les bébés meurent plus souvent, et pire encore dans les siècles où l’hygiène était faible (moins dans l’Antiquité, plus au Moyen-Âge et jusqu’au XIXe siècle). L’âge moyen au décès montre à l’inverse que les hommes préhistoriques pouvaient vivre jusqu’à 70 ou 80 ans, nous en avons retrouvé des squelettes. De même chez les Romains. Il est donc imbécile de « croire » que les humains n’espéraient vivre que jusqu’à 30 ou 35 ans en ces âges reculés. C’est se vêtir d’un orgueil bien naïf que de se dire que nous faisons mieux.

Du temps de Montaigne, les « pestes » et autres guerres de religion tuaient plus que les accidents ou la vieillesse. Lui s’en est préservé, prudent comme toujours, équilibré en sa vie comme en son esprit. « Puisque d’un train ordinaire les hommes ne viennent pas jusque-là, c’est signe que nous sommes bien avant », écrit-il. Mais ce n’est pas le cas général.

Ce pourquoi la société agit mal de ne permettre aux jeunes d’agir dès qu’ils le peuvent. Ainsi, durant l’Ancien régime, un homme ne pouvait administrer ses biens avant l’âge de 25 ans. Chez les Romains, les charges n’étaient accessibles qu’à 30 ans, et c’est encore Auguste qui a réduit l’âge qui était de 35. Or, dit Montaigne, cet empereur a commencé dès l’âge de 9 ans. « Servius Tullius dispensa les chevaliers qui avaient passé 47 ans des corvées de la guerre ; Auguste les remit à 45 ». L’homme n’était donc pleinement actif politiquement qu’entre 35 et 45 ans ! Notre époque récente a fait de même avec l’emploi, particulièrement en France, pays latin et catholique qui a gardé la manie du Pater familias maître et despote. Avant 30 ans, que des stages et des petits boulots car « pas assez d’expérience » ; passé 50 ans, licenciement ou pas d’embauche car « inadapté » et « trop cher ». Mais il faut pour autant « travailler » 42 ans pour avoir une retraite !

« Je serais d’avis qu’on étendit notre vacation et occupation autant qu’on pourrait, pour la commodité publique ; mais je trouve la faute, en l’autre côté, de ne nous y embesogner pas assez tôt », pense Montaigne. Il est vrai qu’infantiliser les hommes jusqu’à un âge avancé ne sert ni la société, ni la politique. Cela ne sert qu’à créer des aigris inconséquents qui n’ont pas appris la responsabilité qui va avec la liberté. « Quant à moi, j’estime que nos âmes sont dénouées à 20 ans ce qu’elles doivent être, et qu’elles promettent tout ce qu’elles pourront », dit Montaigne. Et de citer Hannibal et Scipion ; il aurait pu citer Alexandre ou César. « Il est possible qu’à ceux qui emploient bien le temps, la science et l’expérience croissent avec la vie ; mais la vivacité, la promptitude, la fermeté, et autres parties bien plus nôtres, plus importantes et essentielles, se fanent et s’alanguissent. » Rien de plus vrai, à observer sur nous-mêmes.

Trop de temps consacré à l’oisiveté et à l’apprentissage, conclut Montaigne, il faut faire servir la jeunesse sans que les vieux gardent trop de privilèges, gâtés qu’ils sont par leur engourdissement. Avis aux politiciens, qui s’accrochent trop souvent alors qu’ils se rigidifient. Qu’ils laissent donc la place à d’autres !

Et c’est par ce 57ème chapitre que se clôt le Livre premier des Essais. Nous les avons tous chroniqués dans l’ordre, sur 57 notes comme il se doit. Ils montrent un Montaigne soucieux d’imiter les Anciens et inclinant vers les Stoïciens, se nourrissant des livres de sa bibliothèque mais n’hésitant pas à en sortir pour observer la vie. Il faire montre d’un souci d’harmonie : se couler dans les mœurs de son temps sans s’y perdre ; penser par soi-même sans avoir l’outrecuidance de croire penser mieux que les institutions établies ; garder son quant à soi tout en participant à la vie familiale, sociale et publique. Il est un exemple encore actuel.

Le Livre II commence.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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