ELUARD Paul

[1895-1952]

« Je ne regrette rien, j’avance.» (Pris pour devise par Gisèle Halimi)

L’aube grise les yeux ternis
La faim calmée par une aumône
La plaie pansée par l’ennemi
La plaie léchée par un ami
La maison habitée même par le désastre
Les routes mêmes défoncées
Les mains si douces abîmées
Les lèvres roses déflorées
Une chasse sans gibier
Une corde sans pendu
Une femme sans enfants
Les murs de ma cécité
Tout autour de ma vision
Une voix sans contredit
Une intime surdité
Un passé hypothétique
Un avenir assuré
Un amour non éternel

Je ne regrette rien
J’avance


« Quand les cimes de notre ciel se rejoindront, ma maison aura un toit.»
– Citation gravée sur l’immeuble Gulgonnen (av. Philippe Auguste – 75011 PARIS)

« L’homme n’est pas vieux comme le monde, il ne porte que son avenir.»

« Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous.»


— En ce temps là, pour ne pas châtier
les coupables, on maltraitait des filles.
On allait même jusqu’à les tondre.

Comprenne qui voudra

Moi mon remords ce fut
La malheureuse qui resta
Sur le pavé
La victime raisonnable
À la robe déchirée
Au regard d’enfant perdue
Découronnée défigurée
Celle qui ressemble aux morts
Qui sont morts pour être aimés

Une fille faite pour un bouquet
Et couverte
Du noir crachat des ténèbres

Une fille galante
Comme une aurore de premier mai
La plus aimable bête

Souillée et qui n’a pas compris
Qu’elle est souillée
Une bête prise au piège
Des amateurs de beauté

Et ma mère la femme
Voudrait bien dorloter
Cette image idéale
De son malheur sur terre.

Bonne justice

C’est la douce loi des hommes
Du raisin ils font du vin
Du charbon ils font du feu
Des baisers ils font des hommes

C’est la dure loi des hommes
Se garder intact malgré
Les guerres et la misère
Malgré les dangers de mort

C’est la chaude loi des hommes
De changer l’eau en lumière
Le rêve en réalité
Et les ennemis en frères

Une loi vieille et nouvelle
Qui va se perfectionnant
Du fond du coeur de l’enfant
Jusqu’à la raison suprême.

Notre Mouvement

Nous vivons dans l’oubli de nos métamorphoses
Le jour est paresseux mais la nuit est active
Un bol d’air à midi la nuit le filtre et l’use
La nuit ne laisse pas de poussière sur nous

Mais cet écho qui roule tout le long du jour
Cet écho hors du temps d’angoisse ou de caresses
Cet enchaînement brut des mondes insipides
Et des mondes sensibles son soleil est double

Sommes-nous près ou loin de notre conscience
Où sont nos bornes nos racines notre but

Le long plaisir pourtant de nos métamorphoses
Squelettes s’animant dans les murs pourrissants
Les rendez-vous donnés aux formes insensées
À la chair ingénieuse aux aveugles voyants

Les rendez-vous donnés par la face au profil
Par la souffrance à la santé par la lumière
À la forêt par la montagne à la vallée
Par la mine à la fleur par la perle au soleil

Nous sommes corps à corps nous sommes terre à terre
Nous naissons de partout nous sommes sans limites

— Le dur désir de durer, 1946, Œuvres complètes t.II, Gallimard, La Pléiade, p.83

« Gabriel Péri »

Un homme est mort qui n’avait pour défense
Que ses bras ouverts à la vie
Un homme est mort qui n’avait d’autre route
Que celle où l’on hait les fusils
Un homme est mort qui continue la lutte
Contre la mort contre l’oubli

Car tout ce qu’il voulait
Nous le voulions aussi
Nous le voulons aujourd’hui
Que le bonheur soit la lumière
Au fond des yeux au fond du cœur
Et la justice sur la terre

Il y a des mots qui font vivre
Et ce sont des mots innocents
Le mot chaleur le mot confiance
Amour justice et le mot liberté
Le mot enfant et le mot gentillesse
Et certains noms de fleurs et certains noms de fruits
Le mot courage et le mot découvrir
Et le mot frère et le mot camarade
Et certains noms de pays de villages
Et certains noms de femmes et d’amies
Ajoutons-y Péri
Péri est mort pour ce qui nous fait vivre
Tutoyons-le sa poitrine est trouée
Mais grâce à lui nous nous connaissons mieux
Tutoyons-nous son espoir est vivant.

— Au rendez-vous allemand, Paris, Éditions de Minuit, 1945.

La nuit n’est jamais complète
Il y a toujours puisque je le dis
Puisque je l’affirme
Au bout du chagrin une fenêtre ouverte
Une fenêtre éclairée
Il y a toujours un rêve qui veille
Désir à combler faim à satisfaire
Un cœur généreux
Une main tendue une main ouverte
Des yeux attentifs
Une vie la vie à se partager.

Je te l’ai dit

Je te l’ai dit pour les nuages
Je te l’ai dit pour l’arbre de la mer
Pour chaque vague pour les oiseaux dans les feuilles
Pour les cailloux du bruit
Pour les mains familières
Pour l’œil qui devient visage ou paysage
Et le sommeil lui rend le ciel de sa couleur
Pour toute la nuit bue
Pour la grille des routes
Pour la fenêtre ouverte pour un front découvert
Je te l’ai dit pour tes pensées pour tes paroles

Toute caresse toute confiance se survivent.

— Capitale de la douleur


Le front aux vitres comme font les veilleurs de chagrin
Ciel dont j’ai dépassé la nuit
Plaines toutes petites dans mes mains ouvertes
Dans leur double horizon inerte indifférent
Le front aux vitres comme font les veilleurs de chagrin
Je te cherche par delà l’attente
Par delà moi-même
Et je ne sais plus tant je t’aime
Lequel de nous deux est absent.

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