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Notes de lecture 2020

Note de lecture : « L’épaisseur du trait » (Antonin Crenn)

Le récit poétique et fantastique d’un aller-retour entre un ici trop balisé et un ailleurs à déchiffrer, pour extraire de la carte un territoire à véritablement habiter.

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Les gens en général, et les Parisiens en particulier, gardaient souvent dans un tiroir de leur bureau – ou en évidence sur le petit guéridon de l’entrée – un plan de la ville. C’était bien commode pour se repérer quand on s’y aventurait. Il existait notamment de ces guides à la couverture toilée, de petit format, qu’on pouvait glisser dans sa poche. Le découpage de Paris qu’on y avait opéré était très logique : chaque arrondissement était représenté sur une double page du livre, à l’exception des bois qui étaient dessinés à part, à la fin. Le découpage du plan était rationnel, certes, mais Paris ne l’était pas. Aussi, ce système de répartition qui réservait la même surface de papier à chaque arrondissement était trop évident pour être satisfaisant. Peut-être était-il le moins mauvais des systèmes ; en tout cas, il avait pour conséquence inévitable de créer un déséquilibre. Les petits arrondissements, tout étriqués dans le monde réel, s’épanouissaient librement, tandis que les grands retenaient leur souffle pour ne pas déborder. De ce fait, on pouvait supposer que l’on allait trouver des informations plus précises sur les cartes des petits arrondissements, parce que le dessinateur y aurait eu plus de place, et qu’en revanche le plan des plus grands aurait été simplifié, voire bâclé ; mais il n’en était rien. Et c’était là que l’on admirait le travail du cartographe : il avait mis le même soin à indiquer ces petites impasses, ces passages, ces cités, ces cours et ces villas – qui n’étaient pourtant pas faciles à représenter – aussi bien dans le centre de Paris que dans les quartiers périphériques. Rien ne manquait.
L’important, lorsqu’on se référait à l’un de ces guides, était de trouver son chemin, sa « route ». L’important, c’étaient les circulations. Elles avaient donc été privilégiées aux dépens des volumes : voilà pourquoi chacun de ces minuscules passages était représenté. Et, puisque chacun portait un nom, tous les noms avaient été indiqués. Alors forcément, il avait fallu composer avec les contraintes de l’espace. Les noms trop longs avaient été abrégés, parfois jusqu’à des limites qu’on n’aurait pas osé franchir soi-même : certains toponymes étaient tronqués après leurs deux ou trois lettres initiales seulement. Cela paraissait un peu fou, mais c’était efficace. On comprenait que ces plans s’adressaient à ceux qui connaissaient déjà la ville et qui se contenteraient de points de repère. On parlait un langage d’initiés.

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Alexandre, en classe au lycée Arago, place de la Nation à Paris, autonome depuis que ses parents se sont installés à la campagne, habite Cour Saint-Éloi, dans un minuscule studio dissimulé dans l’épaisseur du trait d’un plan-guide par arrondissement, tandis que son ami d’enfance Eugène, avenue du Bel-Air, voit l’appartement familial sauvagement traversé par un pli de la carte, et que son camarade de classe Ivan, domicilié impasse Mousset, trouve régulièrement et aléatoirement son domicile inaccessible, certaines éditions du plan-guide ne faisant pas figurer sa venelle sur la carte.

Le trait d’ombre sous le regard de l’homme s’était épaissi, Alexandre en aurait donné sa main à couper. Il aurait voulu en avoir le cœur net en se rendant au Petit Palais, mais ce jour-là était un lundi et le Petit Palais était fermé. Alors il resta au lit ; et, de toute façon, que ce fût un lundi ou un autre jour ne changeait pas grand- chose pour lui. Cela faisait belle lurette qu’il ne pouvait plus sortir de son quartier.

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Entre le douzième arrondissement de Paris, délimité par l’horloge de la gare de Lyon, les voies ferrées, le boulevard Poniatowski ou le boulevard Diderot, et une grande ville méditerranéenne capitale de son pays, définie presque fantomatiquement par une gare au nom d’aboutissement et d’hydrothérapie, une colline faite de débris d’amphores ou un château circulaire, ville rejointe le temps d’un vaste aller-retour en train, rarement le tissu métaphorique de la carte et du territoire aura été aussi habilement et poétiquement travaillé, pour en extraire en l’espèce un subtil, puissant et court roman d’apprentissage. Les trains semblent d’abord être nombreux à être passés sur les voies depuis le pont de chemin de fer désaffecté de « Passerage des décombres » (2017), et les collines à châteaux potentiellement mystérieux avoir bien grandi depuis celles de « Le héros et les autres » (2018) : le troisième texte d’Antonin Crenn, paru en 2019 chez publie.net, maintient pourtant une heureuse filiation avec ces deux signes annonciateurs d’une conquête du corps et de l’esprit qui sera avant tout une émancipation.

Tes monuments, tes rues, tes boulevards… Tu ignores à quel point je suis loin de tout cela, moi, mon vieux.
— Et alors où es-tu, Eugène ?
— Quand toi tu passes tes journées à parcourir les trois rues du quartier, moi je ne peux plus les voir en peinture. Elles me sortent par les yeux, ces rues. Alors je passe mes nuits (oui, mes nuits, afin de ne pas contrevenir au règlement du lycée, parce que je ne me crois pas, moi, au-dessus de celui-ci), je passe mes nuits à étudier le plan. À tenter de comprendre comment il est fait ; comment en tourner la page ou la creuser, comment m’échapper au travers. Je cherche le moyen de mettre les bouts. Si tu savais comme je rêve d’un avion ! Alors toi, quand tu t’apitoies sur le petit train de bois du jardin de Reuilly, tu me fais bien rigoler.
— Un avion, Eugène ? Pour t’échapper d’ici ?
— Évidemment. Je ne vais pas passer ma vie dans un appartement avec une pliure au milieu.
— Je te parle de nos souvenirs d’enfance ; je te parle de la lumière à l’horizon, et toi tu me parles d’un appartement confortable et d’un fauteuil moelleux. Eugène, je ne te reconnais pas.
— Prends une tartine au lieu d’être sentimental.

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En 30 chapitres sobrement et significativement titrés, 15 à Paris, 13 ailleurs et 2 de retour à Paris, changé, certains titres de chapitres apparemment identiques (« La nuit », « La ville », ou « Le visage » devenu « Les visages ») ne prenant plus le même sens à Paris et ailleurs – tandis que « Le phare » et « L’appartement », en clôture de l’ouvrage, manifestent à eux seuls les changement intervenus, en se démarquant des deux chapitres ainsi titrés dans la première partie -, Alexandre, sous la plume d’Antonin Crenn, nous offre le récit d’un parcours initiatique, attentif aux moindres détails extérieurs, mais aussi, peu à peu, à nombre de détails intérieurs jusqu’alors tus ou ignorés, le récit d’un parcours pionnier qui, délaissant progressivement le besoin d’être rassuré initialement omniprésent, s’affranchit des obsessions confortables pour prendre l’air du large.

Pour descendre cette ligne depuis Paris, il avait suffi à Alexandre de se laisser glisser sur le plan. Mais pour rebrousser chemin comme on remontait le cours d’une rivière, sur plus de mille kilomètres, l’effort eût été hors de sa portée. Il lui avait fallu cette énergie, qu’il n’avait pu conquérir qu’en gravissant les sommets pour mieux les dévaler. Il s’échappait du plan parce qu’il lui avait donné une nouvelle dimension : la verticale. C’était fini, cette histoire de traits et de prisonniers.

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La page 197, dernière de l’ouvrage, nous indique un certain nombre d’éléments biographiques de l’auteur, que l’on retrouve, transfigurés ou transmutés, dans cette magique « Épaisseur du trait ». L’étude de la typographie et des vieux plans de Paris, la maîtrise des espaces verts et du nom des parcs et jardins, des week-ends passés des années durant au coin du boulevard Diderot et de la rue de Reuilly, une passion pour les herbes folles et pour les souvenirs d’enfance, un providentiel séjour à Rome : autant d’ingrédients soigneusement réduits et tamisés pour procurer une douce chimie, un mélange de poésie et de fantastique au service d’une écriture rare.

Ils s’étaient tous les deux lassés de se débattre dans l’épaisseur du trait : il leur était apparu comme une évidence qu’ils ne pourraient plus repousser d’un iota les contours de la ligne. Alors, plutôt que de rester prisonniers, ils avaient préféré trouver une astuce et ils avaient troqué l’épaisseur contre le volume. C’était un bon moyen de s’échapper du plan et de donner, du même coup, de l’épaisseur à leur existence qui était encore mince.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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