Qui héritera de mes données numériques ?

Ce mercredi avait pourtant commencé comme tous les autres : réveil, café, jus d’orange, sous le magnifique soleil amiénois. Comme chaque matin, Europe 1 en fond sonore, avec comme chaque jour en ce moment les dernières aventures de notre nouveau Président. Seulement ce matin, tout a basculé. Entre deux considérations politiques, voilà que le monsieur de la radio a lâché deux mots impensables dans sa bouche : « Livre numérique ». C’est ainsi que tout a commencé. Pour la première fois de ma courte existence, l’édition numérique s’est insinuée dans mon rituel matinal, hors de Twitter et des réseaux sociaux. J’entendais parler numérique sur un vrai média, on évoquait même le site Actualitté qui jusque là ne se permettait de hanter que mon alerte Google sur les mots clefs « édition numérique ».

Cela aurait pu s’arrêter là si le journaliste d’Europe 1 n’avait pas voulu détruire à jamais ma conception de l’existence numérique, en parlant testament. Le sujet révélait en fait l’abominable vérité que nous essayions tous de masquer jusque là : que deviendra notre bibliothèque numérique après la mort ? La réponse me glaçait d’effroi et me fit entrer dans une impensable détresse : mes livres numériques vont mourir avec moi !

Le sujet évoquait en effet une réponse d’Amazon a cette question. Les livres numériques d’un Kindle sont intimement liés à l’âme de son propriétaire, à travers son compte Amazon. Si je meurs sans livrer mes précieux sésames (j’entends par là login et mot de passe) à mes proches, nul ne pourra jamais souiller ma bibliothèque virtuelle de sa présence, et mes livres seront à tout jamais perdus dans un horrible cimetière virtuel. Le journaliste insistait bien là-dessus avec la férocité brutale de l’homme informé. A ma mort, personne n’héritera de tous mes « livres couverts de poussière » selon ses propres mots.

Il généralisait ensuite à tous les contenus numériques, y compris la musique et les vidéos. Un second effroi me déchira le cœur alors que j’eus une pensée pour mon compte Steam. Personne n’héritera donc non plus de mes jeux vidéos ! Nul ne pourra considérer Portal ou l’antique et si adorablement pixélisé Alien vs Predator comme de merveilleuses découvertes posthumes, de la part d’un être cher et décédé. Ma vie s’arrêtera donc là, et après moi le Néant !

Plus sérieusement, la problématique était intéressante, surtout élargie à l’Internet en général. Bon, sur le coup ce n’était pas franchement fair-play de ne mettre en valeur l’édition numérique que pour souligner ses effroyables défauts, mais passons ! A l’Internet en général, disais-je quelques mots plus tôt, le sujet aurait été nettement plus intéressant. Quid de mon compte Facebook (qui n’existe même pas c’est dire !), quid de mon compte Twitter, de ce blog, quid de mes divers comptes et autres présences numériques ?

Ce que je veux dire, c’est qu’à ma mort, j’aurais tellement voulu qu’un article posthume soit publié ici. J’aurais certainement commencé en écrivant ce que tout le monde a toujours rêvé d’écrire : « Si vous lisez ceci, c’est que je suis mort… ». L’intro rêvée, l’accroche qui scotche, le titre qui vous fera forcément cliquer sur le lien ! J’enchainerai sur quelques adieux larmoyant en exigeant vos commentaires d’hommages et de respect. Et la page en question deviendra un véritable mausolée, m’instaurant en immortelle créature virtuelle.

Mes délires mégalomaniaques passés, je peux vous dire que je suis déjà tombé sur un tel site, dont j’ai oublié l’adresse. Il s’agissait du site d’une grande lectrice assez âgée, qui partageait beaucoup de choses via son espace virtuel. Le message d’accueil, rédigé par sa famille, annonçait qu’elle était décédée, et que le site restait en l’état en sa mémoire, pour montrer quelle personne charmante et passionnée elle avait été. En quelques instants, je m’étais senti proche de cette bonne femme pourtant inconnue à tout jamais. Et j’ai compris que nous étions moins éternels et immatériels que nos données.

Internet et la mortalité sont des sujets qui ont déjà été abordés. On voit fleurir des « Facebook des morts » où créer des comptes hommages pour nos défunts. Facebook, justement, est directement lié à cette problématique, quand tant de proches réclament la suppression du compte d’une personne décédée. Car rien de pire pour faire son deuil que de pouvoir consulter les derniers messages, qui paraissent souvent futiles, de l’être cher.

La problématique est telle que certains experts voient le jour. Bientôt, il est probable que chaque testament aura sa partie numérique, où le défunt aura consigné l’ensemble de ses comptes et identifiants virtuels. La chose paraîtra d’ailleurs sûrement stupide, quand certains « légueront » un compte de réseau social. Que faire de ce cadeau ? Faire son deuil se résumera-t-il bientôt à supprimer un compte Facebook ?

Bref, la question était posée, et voilà comment le pénible journaliste d’Europe 1 a ruiné ma journée. Pour revenir au sujet des legs numériques, il me parait finalement bien dérisoire. Que mes livres numériques disparaissent ! Que ma bibliothèque papier brûle ! J’espère bien que les souvenirs que je laisserai ne seront pas matériels. Je pense d’ailleurs à tous ces livres poussiéreux, perdus dans les cartons du grenier de la maison parentale. Je ne me suis jamais posé la question de leur provenance, me disant toujours qu’il s’agissait des vieux livres de mes parents. Je leur demanderai peut-être à l’occasion. « Papa, maman, ces vieux livres là, ceux qui ne seront plus jamais lus. C’est à un mort qu’ils appartiennent ? »

Crédits photos

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4 réflexions sur “Qui héritera de mes données numériques ?

  1. Bonsoir,

    Je connais le fondateur d’un site web appelé « La vie d’Après » qui est justement axé sur la question. Il s’occupe de tout ce qui concerne l’héritage numérique. Lorsque je l’avais découvert j’avais trouvé l’idée géniale ! (même si mon héritage ne concerne pour l’instant que des vidéos stupides sur Facebook^^).

    Au sujet d’Amazon, j’avais entendu (et cela fait froid dans le dos) un journaliste qui disait que lorsqu’un auteur meurt et que ses œuvres ne figurent que sur Amazon, ses héritiers n’ont aucun droit sur celles-ci…

  2. D’un point de vu strictement légal, Amazon ne vend pas des livres numériques mais des licenses PERSONNELLES autorisant l’acheteur à lire le fichier numérique. Leur mandat et autorisation de commercialisation des licenses mentionne sans doute ce fait. Nul part il n’est prévu une quelconque possibilité de transmettre cette license à autrui, et donc si Amazon devait accepter de transférer les licenses compte d’une personne à une autre, elle se rendrait sans doute complice de contrefaçon, et ce que le destinataire soit un héritier ou non. A vrai dire, la license en elle même expire sans doute en même temps que l’acquereur.

    C’est le principe du truc, aussi débile qu’il puisse paraître.

    Maintenant, c’est facile aussi de dire qu’à priori, on s’en fout, une bibliothèque c’est personnel, et qu’on ne va jamais fouiller dans les cartons des parents ou grand parents.

    A vrai dire, j’ai des souvenirs assez contrastés sur le sujet concernant « l’héritage » d’une bibliothèque : Je me souviens par exemple d’avoir découvert chez mes grands-parents des livres qui m’ont fascinés, ayant appartenus à mon père ou ma mère. Ce n’est pas d’ailleurs qu’ils aient appartenu à l’un ou l’autre qui m’a fasciné, mais le contenu de ces livres. Des vieux livres de scoutismes (oui, j’ai écumé les fonds des bois dans mon jeune temps), des Jules Vernes, des recueils de nouvelles, et pleins d’autres…

    Ils parfois tombaient drolement bien, ces livres, surtout ces jours pluvieux où l’on ne pouvait aller courrir dehors, et où on en avait marre du monopoly ou du 8 américain. Et d’autres fois, à la fin du week-end, on demandait l’autorisation de les ramener à la maison, en promettant bien sûr de les rapporter la prochaine fois.

    Bon, à l’opposé, des fois c’est aussi un peu encombrant (avec cet exemple faramineux d’héritage compliqué : http://www.deanwesleysmith.com/?p=6486)…

    Et le numérique ça pourrait avoir les avantages de l’un sans les inconvénients de l’autre.

    Maintenant, jusque là, la réflexion a été surtout personnelle. Mais si on ouvrait un peu l’horizon et regardait plus loin, allez, quelques générations. A supposer qu’il n’y ait aucune transmission par héritage des livres, je pense qu’on risque de perdre des fragments de culture, de laisser trop aux « entrepots numériques » et autres « clouds » la maitrise et la mission de conservation.
    C’est un risque que je ne veux pas prendre.

  3. Merci pour vos commentaires !

    @Nelly En effet, un site tel que La Vie d’Après a tout à fait pris conscience de l’identité numérique. Reste à savoir ce que feront vos proches de vos vidéos Facebook ! 😉 Mais l’idée de pouvoir consigner des messages à ses proches, ou encore rassembler les documents importants me paraît plutôt géniale à moi aussi.

    Et concernant Amazon le journaliste ne parlait pas du côté auteur. Si Amazon arrive à s’approprier les œuvres d’un auteur décédé, ils font très fort…

    @TheSFRreader Tu fais bien de le souligner. Le livre numérique n’est d’ailleurs pas forcément considéré comme un produit, mais plutôt comme un service.

    Pour le côté sentimental des livres, je suis bien sûr d’accord avec toi. Je sais aussi ce que ça fait de fouiller dans des vieux cartons, ou encore de voir quelques inscriptions manuscrites sur un vieux livre, ne serait-ce que la date, en se disant « Whaou, ce truc est plus vieux que moi ! ». Et figure toi que j’ai lu les Bob Morane de mon parrain quand j’étais plus jeune, c’était quelque chose ! Des livres de scoutisme ? Voilà qui me fait sourire, j’ai été scout moi aussi figure-toi ! 🙂

    Et concernant la transmission de culture, cela me laisse un peu plus indifférent. On me traitera de sans cœur qui se moque des générations futures, ce n’est pas forcément le cas. La bibliothèque d’Alexandrie a brûlé, et ne nous sommes pourtant pas retournés à l’age de pierre.

    • Les héritiers sont les ayants-droits de l’auteur décédé, ils ont parfaitement le droit de publier des textes numériques (s’il n’y a pas de contrat numérique avec un éditeur par exemple) et par conséquent de publier les textes sans en être l’auteur, y compris sur Amazon.
      Sur la plateforme du publication d’amazon, il faut cocher l’option « Je possède les droits d’auteur sur cette oeuvre », ce qui est le cas des ayants-droits d’un mort (en théorie et en général)
      Il n’est pas marqué « J’ai écrit cette oeuvre », donc oui, des héritiers d’un auteur possèdent les droits (Amazon ne peut rien contre ça) et peuvent publier l’oeuvre à titre posthume, j’ai déjà vu des gens l’envisager très sérieusement, je pense qu’ils l’ont fait ou le feront très prochainement
      (par contre, si c’est une première publication de l’oeuvre -donc à titre posthume-, la protection est de seulement 50ans au lieu de 70… mais c’est un détail 😉 )

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