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Burn the Witch

Texte integral

La jeune fille est seule, assise sur le trottoir à côté du centre commercial. Elle a entouré de ses bras ses genoux remontés sous son menton, dans une attitude à la fois de défiance et de repli sur soi. Elle tremble tellement elle a froid ; son jean sombre et son léger sweat-shirt noir sont déjà trempés par la pluie, ses baskets aussi. La capuche rabattue sur ses longs cheveux blonds n’y fait rien, car toute la chaleur du monde l’a désertée. Seuls quelques centimes remplissent le gobelet en carton posé devant elle, des piécettes déposées là distraitement par les promeneurs. Il est midi passé, et elle se demande déjà où elle trouvera un endroit où dormir ce soir. Pas sous les étoiles, elle l’espère.

Des Doc Martens noires et usées s’arrêtent devant le gobelet. Puis une voix féminine, aiguë mais décidée, s’adresse à elle :

— Hey, tu ne devrais pas rester là.

L’adolescente lève la tête, plisse les yeux face au blanc aveuglant des nuages, et croise le regard d’ambre d’une femme pas beaucoup plus âgée qu’elle. Ses cheveux châtains mal coupés s’échappent d’une capuche fourrée qu’elle lui envie soudain. Le visage de la nouvelle venue, bien que jeune, arbore la dureté qu’elle a déjà eu l’occasion de croiser ces derniers jours. Elle aussi vit dans la rue, et peut-être depuis longtemps.

— Viens, insiste l’inconnue.

Elle tend la main à l’adolescente afin de l’aider à se lever. Cette dernière récupère son maigre butin, puis la suit sans discuter. Une folie, elle le sait. Faire confiance à cette fille pourrait se retourner contre elle, même si l’inconnue n’a pas l’air bien méchante. Elle la mène dans une rue voisine, à l’abri de la pluie sous une porte cochère.

— C’est le territoire de Logos ici, fait-elle. Tu ne peux pas rester là, ça t’attirera des ennuis.

La jeune fille hausse les épaules sans répondre. Ce nom lui évoque bien quelque chose, mais ça ne lui fait ni chaud ni froid. Elle se fiche bien de ce qui peut lui arriver à présent. L’inconnue sort une cigarette de la poche de son manteau, et ajoute :

— Logos traîne dans le coin depuis des années. Il n’aime pas qu’on vienne faire la manche sur ses plates-bandes, et il finira par chercher la merde pour que tu dégages. Ou pire.

La jeune fille baisse la tête, fixe ses chaussures. Elle ne pouvait pas savoir. L’inconnue se radoucit.

— Tu n’es pas là depuis longtemps, c’est ça ? l’interroge-t-elle. En fait, tu es SDF depuis peu.

— Mon père m’a foutue dehors il y a deux semaines.

— Oh, je suis désolée.

Le sourire qu’elle lui adresse est sincère. L’adolescente ne comprend pas comment sa nouvelle amie peut compatir à sa situation alors qu’elle-même doit vivre dans la rue depuis beaucoup plus de temps. Après quelques secondes d’hésitation, elle se force à lui demander :

— Tu sais où je peux dormir ce soir ?

À sa grande surprise, l’inconnue éclate de rire.

— Évidemment, répond-elle, je ne vais pas te laisser toute seule. Je squatte un parking à la Défense. On ne t’embêtera pas, là-bas. Jolie comme tu es, tu risques de t’attirer des emmerdes. Au fait, je m’appelle Hazel. Et toi ?

— Cécilia.

— Welcome home, Cécilia.

 

Hazel entraîne Cécilia à travers le dédale de rues menant au quartier de la Défense, là où, dit-on, des dizaines de sans-abri trouvent refuge sous terre. Un univers à part, à la marge du monde.

— Nous ne descendrons pas tout de suite, prévient Hazel. Je préfère attendre le soir pour y aller, quand tous les employés du coin seront rentrés chez eux. Je ne veux pas qu’on repère ma planque.

Elle désigne du doigt une porte de service discrète au pied d’un grand immeuble de verre. À la vue de ce dernier, Cécilia ne peut réprimer un rire grinçant. Rien de vraiment très drôle mais, compte tenu de l’ironie de la situation, autant en rire.

— Mon père travaille là, explique-t-elle quand Hazel lui jette un coup d’œil interrogateur.

— Oh.

Le silence qui suit ne trompe pas Cécilia. Elle comprend qu’Hazel se pose des questions, qu’elle ne pige pas ce que fabrique une gosse de riche dehors, à faire la manche sous la pluie. Pourtant, la jeune sans-abri ne cherche pas à en savoir plus, et se contente de passer son bras autour des épaules de Cécilia qui se crispe un peu. Elle n’a pas l’habitude de ce genre de familiarités, puisqu’elle n’a que peu d’amis. Et puis, au fil des minutes, elle réalise qu’elle y prend goût et se détend.

Les deux jeunes filles observent en silence la foule de touristes et de cadres bien habillés qui traversent la grande esplanade sans ralentir. Une vraie fourmilière, à donner le tournis. Cécilia n’a jamais aimé cet endroit, qu’elle associe immanquablement à son père. À ses manières brusques, ces mots toujours durs, humiliants, culpabilisants.

Un groupe de jeunes hommes passe à côté d’elles, rompant la tranquillité du moment. L’un d’eux les interpelle :

— Hey, les lesbiennes, ça va ? Besoin de compagnie ?

Cécilia se fige, mais Hazel ne se démonte pas pour autant. Elle resserre son étreinte afin de la rassurer, lance au groupe :

— Allez vous faire foutre.

Les garçons hésitent quelques secondes. À quoi ? À partir, ou à venir les importuner ? Le temps semble ralentir. Le monde n’existe plus, déjà. Cécilia serre les poings si forts, de peur et de colère, que ses ongles entament profondément la paume de ses mains. Au même instant, un courant sombre la traverse, se dirige vers le groupe de jeunes. Leur crie de dégager.

Ils obtempèrent après ce qui paraît une éternité. Quand ils sont hors de portée, un vertige s’empare de la jeune fille.

— Eh ben, commente Hazel. Difficile de résister…

— Résister à quoi ?

— Au sort que tu viens de leur lancer.

— Un sort ?

Cécilia se redresse, puis se défait de l’étreinte d’Hazel et s’éloigne de quelques pas. Elle a du mal à reprendre sa respiration. C’était là depuis toujours, mais elle ne l’a jamais saisi. Une présence endormie au fond d’elle-même, silencieuse et guettant le moment propice pour sortir de sa cachette. Sa compagne dit tranquillement, alors qu’elle s’allume une cigarette :

— Tu ne savais pas que tu étais une sorcière ? Moi, je l’ai compris tout de suite. J’ai senti tes pouvoirs.

— Quels pouvoirs, de quoi tu parles ?

— De la magie brûle en toi. Quelque chose qui pourra te protéger si tu restes dans la rue. Je t’aiderai à la maîtriser, tu verras. Personne ne pourra te faire de mal.

 

Hazel l’emmène ensuite chez Marishka. La vieille femme s’occupe d’une association prenant soin des sans-abri de la Défense, leur proposant à manger et une oreille attentive, ou même de faire le pont avec la police quand des ennuis surviennent.

— S’il t’arrive un truc, va voir Marishka. Elle t’aidera.

La vieille dame est une Russe imposante, toujours bien apprêtée et parlant d’une voix forte. Elle accueille Cécilia avec un tel entrain que cette dernière en a les larmes aux yeux : voilà longtemps qu’on ne lui avait pas manifesté autant d’attention et de gentillesse.

— Je vais demander qu’on te rapporte à manger, fait Marishka. En attendant, tu peux utiliser la salle de bain. Prends ton temps.

Cécilia oscille entre gêne et reconnaissance, sachant très bien qu’on lui accorde ce traitement de faveur parce qu’elle est nouvelle dans le quartier. La jeune fille passe néanmoins de longues minutes sous la douche brûlante, au bout desquelles elle finit par fondre en sanglots. La carapace qu’elle s’était constituée se fissure peu à peu ; elle devra vite la réparer avant qu’elle ne vole totalement en éclats.

En sortant de la douche, elle découvre avec surprise que ses vêtements trempés ont disparus, remplacés par d’autres. Peut-être des fringues appartenant à Hazel. Elle s’habille puis rejoint sa nouvelle amie dans la minuscule cour attenante au lieu, où elle la trouve discutant avec Marishka. Les mégots de cigarettes s’entassent dans le cendrier posé à leurs pieds. La Russe est la première à remarquer sa présence :

— Ça va mieux ?

— Oui, merci. Vous avez pris mes vêtements ?

— J’ai lancé une lessive. Tu les récupéreras demain. Allez, venez les filles, il va encore pleuvoir.

Toutes trois ont à peine le temps de rentrer dans la cuisine du local que des gouttes se mettent à tomber lourdement sur les vitres. Marishka les invite à s’asseoir autour de la table en formica et leur offre à manger. Puis sa main se glisse déjà dans sa poche à la recherche de son paquet de clopes.

— Hazel te l’a peut-être dit, fait-elle ensuite, mais tu es la bienvenue ici, peu importe quand dans la journée. Par contre, nous n’avons pas de permanence de nuit : en cas de pépin, c’est le samu social que tu devras contacter. Tu t’appelles comment ?

— Cécilia.

— Et tu n’es pas majeure, Cécilia, c’est bien ça ?

La jeune fille se fige une seconde, puis secoue la tête.

— Non. J’ai seize ans.

— Tu as fugué ? Si tu as fugué, tu dois me le dire. Je peux avoir des ennuis en te gardant ici, ou en décidant de ne pas avertir la police. Surtout si tes parents les ont prévenus.

— Je n’ai pas fugué. Mon père m’a jetée dehors.

Marishka se redresse sur sa chaise, attentive.

— Pourquoi ? demande-t-elle.

— C’est un taré. Il est violent. Pas physiquement, il prétend qu’il ne veut pas se rabaisser à ça. Il manipule tout le monde. Ma mère en a si peur qu’elle se laisse faire et dit amen à tout. Et moi… J’en ai eu marre, j’ai désobéi et il me l’a fait payer.

— Je vois. Et prévenir les flics, tu y as pensé ?

— Ça ne m’a apporté que des problèmes. Je suis bien plus en sécurité ici que chez moi.

— Des solutions existent, on peut t’aider.

Cécilia hausse les épaules, se contentant de terminer son sandwich sans rien dire. Impossible de faire comprendre à cette femme qu’elle ne veut plus avoir affaire à son géniteur. Qu’il l’ait mise à la porte était peut-être la meilleure chose qui puisse lui arriver.

— Je me débrouillerai, affirme-t-elle après un silence. Et vous ne devriez pas vous inquiéter pour la police : mon père les préviendra sûrement plus tard, en faisant croire que je suis partie de moi-même. Mais pas maintenant, seulement quand il aura réussi à convaincre ma mère que c’est moi qui ai fugué.

— Je vais m’occuper de toi, intervient Hazel.

Elle n’a pas dit un mot depuis le début de la conversation, mais ses yeux dorés brillent de colère.

— Je suis obligée de faire quelque chose, réplique Marishka. On me tolère ici parce que je reste dans les clous. Si des mineurs se baladent tous seuls dans le coin, je suis tenue d’en parler à la police et aux services de l’enfance.

— S’il te plaît, Marishka, supplie Hazel. Je la crois, moi. Elle ne doit pas retourner chez elle.

La vieille femme rend les armes :

— Tu es vraiment pénible, Hazel, soupire-t-elle. Écoute, je ne veux pas d’ennuis. À la moindre embrouille, je fonce chez les flics, OK ?

— Merci, Mama.

Hazel plante un baiser sur la joue de la Russe, ce qui lui arrache un sourire. Cécilia n’est pas tranquille pour autant : elle sait déjà que la tenancière des lieux ment et qu’elle se rendra au commissariat le plus proche dans peu de temps. Et elle ne sera plus en sécurité. Elle devra trouver une solution de repli. Et si elle quittait Paris ?

Les deux jeunes filles mettent les voiles un peu plus tard, quand Marishka ferme le local afin de rentrer chez elle. Hazel l’entraîne ensuite dans le sous-sol de l’immeuble où travaille son père. La porte en métal n’est pas fermée, si bien qu’elles peuvent entrer en toute discrétion, parcourir de longs couloirs, descendre quelques volées de marches, pour ensuite atterrir dans les parkings abandonnés. Des avis de réfection sont collés un peu partout mais la date des travaux n’est pas indiquée. Par chance, et une étrange logique, des néons en fin de vie éclairent une partie du lieu.

Les deux jeunes filles traversent l’étage, croisant un ou deux sans-abri qui ne leur accordent aucune attention. Enfin, elles parviennent, au fond d’un ultime couloir, à un réduit d’une dizaine de mètres carrés qui servait autrefois à entreposer des produits ménagers. Hazel en possède la clef, elle déverrouille la porte et permet à Cécilia d’entrer.

— Bienvenue dans mon humble demeure, fait-elle avec un rien d’emphase.

Cécilia se fige sur le seuil avec un peu de gêne. Elle se sent soudain de trop, dans ce refuge solitaire, dans cet univers dont elle ne comprend rien.

— Tu fais quoi, là ? s’exclame Hazel. Tu es un vampire ? Je dois t’inviter à entrer ? Allez, ne fais pas ta timide.

Après avoir allumé une lampe — miraculeusement, le local est alimenté en électricité —, Hazel referme la porte et la verrouille de nouveau. Puis elle s’affale sur les duvets entassés dans un coin. Cécilia l’imite après un instant d’hésitation.

— Je ne t’ai pas remercié, dit-elle ensuite.

— Pas de merci entre nous. Autrement on y passe son temps et ça devient vite chiant.

Elle a un silence avant de poursuivre :

— Et puis, les sorcières de ton genre ne devraient pas rester seules dans la rue. Il t’arrivera des bricoles si tu ne fais pas attention.

— Tu penses vraiment que je suis une sorcière ?

Hazel acquiesce d’un signe de la tête. Elle tend la main ensuite, la paume vers le haut, et une flamme en jaillit soudain. Cécilia a un mouvement de recul. Puis elle réalise ce qu’elle est en train de contempler.

— Mais… s’écrie-t-elle. Tu…

— Moi aussi, je suis une sorcière. Tu m’as vue sortir un briquet tout à l’heure ? Pratique, non ?

Elle dispose ses deux mains en coupe et la flamme s’y répand, réchauffant l’atmosphère de seconde en seconde. La lumière rouge illumine son visage, que Cécilia a tout le loisir d’observer maintenant. Hazel ressemble à une fée des villes, dure et éphémère en même temps. Elle fait bien plus jeune que son âge, mais ses yeux aux reflets d’or brillent comme s’ils portaient le poids du monde en eux. À son cou, un pendentif en argent scintille, un pentacle accroché au bout d’une chaîne.

— Il y a quelques sorciers ici, poursuit Hazel. Généralement, nous évitons de nous parler ou de nous croiser. Nous essayons de rester discrets. Certains d’entre nous ont plus de chance que d’autres, mais leurs pouvoirs font des envieux.

— Comme contrôler le feu ?

— Oui, par exemple. Mais je sais faire autre chose : je vois quand un sorcier se trouve en face de moi. Je détecte la magie en lui. Et je peux aussi prédire la mort des gens, même si ça ne m’est pas d’une grande utilité.

— Comment ça marche ?

— J’ai une vision de temps en temps. J’assiste à la scène sans pouvoir dire où et quand ça se déroule, ni même si ça se produira vraiment. Quelquefois, on peut changer son destin, je l’ai déjà constaté.

Hazel laisse la flamme dans ses mains mourir d’elle-même. Le froid regagne de nouveau l’abri, si bien qu’elle s’empare d’un duvet et le pose sur leurs épaules.

— Et moi, je sais faire quoi ? demande Cécilia.

La perspective de posséder des pouvoirs… La jeune fille n’a pas voulu y songer durant ces dernières heures, préférant repousser l’idée. Elle en a trop peur, parce qu’elle ressent depuis toujours que quelque chose vit là, en elle. Une force qu’elle ne maîtrise pas encore. En parler la rend concrète, réelle.

— Toi, je crois que tu es capable d’influencer les gens, en leur lançant des malédictions. Tu peux manipuler le hasard pour que le pire leur tombe dessus. Peut-être même que tu peux faire l’inverse.

— C’est ce que tu vois ?

— J’en ai l’intuition.

Un cri dans le parking les fait sursauter. Elles se figent quelques secondes dans le silence, s’attendant à l’entendre de nouveau, puis se détendent.

— Ça arrive de temps en temps, indique Hazel. Nous sommes une dizaine à dormir ici chaque nuit, alors forcément…

— Tu crois qu’on nous cherchera des ennuis ?

— Oh, non, ne t’en fais pas. Demain, je te présenterai quelques amis. Comme Marishka, tu pourras leur demander de l’aide au cas où.

Chaque fois qu’Hazel mentionne ses connaissances, Cécilia sent monter chez sa compagne une certaine appréhension, comme si elle pressentait la survenue de mauvaises choses. Sinon, pourquoi insisterait-elle ? Pourquoi serait-elle si nerveuse, comme à cet instant, alors qu’elle joue avec son pendentif ? Sans réfléchir, Cécilia lève la main et stoppe le mouvement, prenant le bijou entre ses doigts. Elle le sent irradier d’une sorte d’énergie, ce qui la surprend.

— Un copain me l’a offert quand je me suis retrouvée à la rue, répond Hazel à sa question silencieuse. Un sorcier vaudou. C’est un grigri pour me protéger des mauvais esprits. Lui, les flics l’ont arrêté l’année dernière.

— Tu vis dehors depuis longtemps ?

— Depuis trois ans maintenant. Mais à l’inverse de toi… j’ai fugué.

Ces derniers mots ramènent immanquablement Cécilia à son père. Une nouvelle fois, il hante ses pensées, accapare son esprit alors même qu’elle le sait loin d’elle. Qu’il ait autant d’emprise sur elle l’agace, la met en colère.

— Il t’a vraiment foutue dehors ? demande Hazel comme si elle lisait dans ses pensées.

— Oui. Je n’ai pas menti à Marishka. Pourquoi as-tu insisté pour que je reste avec toi ?

Le regard d’Hazel se voile soudain, devient plus sombre. Elle détourne la tête, presque honteuse, ou triste. Mais elle ne répond pas. Cécilia pose simplement sa main sur son bras, ce que faisait sa mère lorsqu’elle pressentait que sa fille était soucieuse. Hazel finit par lui avouer :

— Quand je t’ai vue dans la rue, tout à l’heure… J’ai senti ta magie, et aussi autre chose. Une vision. Si tu rentres chez toi, ton père te tuera. Je l’ai vu t’étrangler jusqu’à ce que tu ne bouges plus.

— Oh.

Étrangement, la révélation macabre d’Hazel ne la révolte pas vraiment. Elle savait depuis longtemps que sa vie était en danger auprès de son père. Elle s’y était résignée, croyant qu’il s’agissait là de sa seule issue. Mourir, ou fuir. Mais quitter l’appartement familial n’était pas si aisé qu’elle le pensait, son cher papa ayant pris ses dispositions pour l’empêcher de mettre les voiles : il avait changé les serrures et embauché un vigile après une tentative avortée. Quand il l’a attrapée par les cheveux et l’a jetée dans la rue, sans ses papiers, sans téléphone, sans rien qui lui appartienne, Cécilia a vite réalisé que sa dernière chance se présentait.

 

Les jours qui suivent, Cécilia apprend à survivre dans l’étrange univers d’Hazel, fait de couloirs souterrains, de portes dérobées ou défoncées, de gangs à éviter. Marishka renonce à la ramener aux flics, si bien que la jeune fille parvient à se faire une place en attendant de décider de la suite des événements. La présence d’Hazel à ses côtés la rassure tant que la simple idée de la quitter la glace d’effroi ; elle s’est habituée à son caractère étrange, alternant entre enthousiasme et amertume, comme si elle-même ne savait pas quoi éprouver. En dépit de ces sautes d’humeur fréquentes, l’amitié que lui porte Hazel ne faiblit jamais et va au contraire en grandissant, si bien que les deux jeunes filles se découvrent aussi proches que des sœurs.

Mais quelques jours après son arrivée à la Défense, Cécilia éprouve la désagréable sensation d’être suivie. Peut-être un collègue de son père qui l’aurait reconnue, la trouvant errante dans le quartier tandis qu’il se rendait au travail. Peut-être la paranoïa. Quoi qu’il en soit, elle tombe un soir sur une affiche, un avis de recherche scotché sur la vitrine d’un commerce. Avec au centre, en grand, son propre visage. L’horreur qui la saisit à cet instant fait vite place à la colère.

Elle récupère l’affiche, dissimule ses cheveux sous la capuche de son manteau, et se dirige d’un pas rapide vers le local de l’association. Le chemin lui paraît interminable. Cécilia a l’impression que tous les passants la reconnaissent alors qu’elle marche les yeux vissés au sol. Quand elle retrouve Marishka et Hazel, elle est en larmes, terrorisée, incapable d’aligner deux mots cohérents.

Son père ne la lâchera jamais. Non content de la jeter dehors comme une malpropre, il décide ensuite que son jouet lui manque. Son souffre-douleur. Sûrement que son image de père éploré à la recherche de sa fille disparue lui apporte plus de sympathie encore.

Tandis qu’Hazel serre son amie dans ses bras pour la consoler, Marishka observe l’affiche en fronçant les sourcils. Elle s’empare d’un feutre noir, colorie consciencieusement la chevelure blonde sur la photo, et montre le résultat à Cécilia.

— Tu veux que je me teigne les cheveux ? demande-t-elle en reniflant. Tu crois que ça suffira ?

— Non, ça ne suffira pas, mais au moins, ce n’est pas une brune qu’ils cherchent.

Sans traîner, la vieille dame récupère son sac à main et quitte l’association, revenant un quart d’heure plus tard avec deux boîtes de teinture pour les cheveux. Hazel s’attache à l’appliquer, dans un silence religieux. Comme un rituel, une sorte de cérémonie durant laquelle Cécilia change de peau. Une fois le travail terminé, elle refuse de se regarder dans le miroir, mais Hazel ne l’entend pas de cette oreille : elle la force à lever la tête, à voir son image dans la glace.

Cécilia peine à se reconnaître. Sa peau blanche contraste violemment avec l’ébène de sa chevelure. Une apparition spectrale, une inconnue avec laquelle elle va devoir composer.

— C’est passé de mode depuis dix ans, le style gothique, murmure-t-elle.

Derrière elle, fixant son reflet de ses yeux dorés, Hazel sourit.

— Marishka a dit qu’il faudrait peut-être te couper les cheveux, mais ce serait dommage. Ça te va bien. Et puis… Dans ma vision, tu étais blonde.

Son sourire chavire à ces mots, se fait plus triste.

 

Les semaines défilent encore, dans l’anonymat le plus total. Les affiches déposées par son père dans le quartier disparaissent les unes après les autres. Plus personne ne recherche cette fille de riche qui a fugué après une dispute. Plus personne ne se soucie de Cécilia.

Elle exerce ses pouvoirs de toutes les manières possibles, lançant malédictions et bénédictions, influençant les passants et les sans-abri. Cet étrange feu sombre en elle, elle le sent courir le long de ses veines. Cantonnée à la sourdine, sa magie peut maintenant s’exprimer comme elle le souhaite, et cela grise la jeune fille qui en veut toujours plus. Mais dans le même temps, de nombreux cauchemars hantent ses nuits cachées à l’abri des sous-sols, lui imposant des visions atroces de guerre, de massacres, de catastrophes. Cécilia sent sa raison vaciller peu à peu et seule la présence d’Hazel l’empêche de perdre complètement la tête.

Au début de l’hiver, des bruits courent : des chasseurs de sorcières sont de retour à Paris. Des groupes de marginaux dangereux qui font des ravages parmi les SDF possédant des pouvoirs, sans que personne n’y trouve à redire. Un sans-abri qui meurt, ce n’est pas si rare. Qu’il soit assassiné ne l’est pas plus. La police enquête à peine, conclut à des rivalités de territoire, et ça s’arrête là. Mais les quelques sorciers vivant dans la rue, eux, craignent constamment le retour de ces types en mal d’action, violents et sadiques, qui se sont donné pour mission d’éradiquer tous ceux qui manifestent un minimum de magie sans qu’on sache ce qui les motive.

Ces rumeurs mettent Hazel dans un état proche de la panique, si bien qu’elle contrevient très vite à l’une de ses règles les plus importantes : demander à un de ses amis sa protection. Elles partent un matin sur un coup de tête, remballant leurs maigres effets personnels, abandonnant le reste aux sans-abri de la Défense. Puis elles se rendent au cœur d’un autre quartier non loin, dans un bâtiment en attente de démolition.

Au troisième étage, Hazel tape à l’immense porte blindée d’un appartement d’où s’échappe du hip-hop, et un grand type roux vient lui ouvrir.

— Hazel, la reconnaît-il. Et… ta copine.

— Il faut que tu nous aides, Sam.

Le dénommé Sam s’efface pour laisser entrer les deux jeunes filles. Il fait très chaud dans l’appartement, ce qui réconforte Cécilia : elles n’auront plus froid. L’endroit est dépouillé, les murs tagués, le parquet abîmé. Sam squatte les immeubles abandonnés depuis des années parce qu’il ne souhaite pas qu’on le retrouve : il sert d’intermédiaire entre les trafiquants de cocaïne et leurs nouveaux clients.

— Ils sont revenus, lance Hazel en se débarrassant de son manteau. Les chasseurs de sorcières.

— Ah, merde.

Sam se dépare de son sourire, puis passe sa main dans les cheveux.

— Je vais demander à mes potes de surveiller le coin, reprend-il, et en attendant, vous pourrez rester là. Ta copine est une sorcière ?

— Oui, Cécilia est une sorcière. Et je t’interdis de la toucher.

Le ton menaçant surprend Cécilia. Hazel craint vraiment qu’on leur veuille du mal. Elle ne cesse de jeter des coups d’œil nerveux par la fenêtre, comme si elle s’attendait à trouver dehors ceux qu’elle redoute de voir. Pourtant, personne ne les a suivies. La rue est déserte.

 

Si l’arrivée inopinée d’Hazel et de Cécilia a mis Sam dans l’embarras, il a vite compris l’avantage à les garder auprès de lui. Grâce à leurs pouvoirs, son business est florissant : ils lui permettent de se déjouer de ses concurrents et d’influencer ses clients. Et Cécilia se prend au jeu. Manipuler la volonté de ces inconnus lui plaît vraiment, réveille en elle une seconde nature qu’elle ne se connaissait pas. Très vite, une idée se forme dans sa tête, et se transforme en obsession.

Que pourrait-elle provoquer à l’encontre de son père ? Comment pourrait-elle se venger de lui ? Elle crève d’envie de lui balancer une malédiction qui lui fera payer tout le mal qu’il lui a fait. Puis elle réalise que cela fait un an qu’elle a été mise à la porte. Un an à vivre dans la rue, presque autant aux côtés d’Hazel.

— Lancer une malédiction sur ton père ? demande son amie quand Cécilia lui en fait part. Que se passera-t-il ensuite ?

— Je ne sais pas. Ça le tuera sans doute. Personne ne pourra remonter jusqu’à nous, si c’est ce qui t’inquiète.

— Je n’aime pas ça, la vengeance.

Pourtant, Hazel n’est pas la plus tendre des deux jeunes filles, mais depuis l’arrivée des chasseurs de sorcières dans la capitale, elle fait montre d’une prudence presque insupportable. Elle ne sort quasiment plus du squat, et quand elle accepte de mettre le pied dehors, elle le fait avec un maximum de précautions.

— Tu ne seras pas impliquée, plaide Cécilia. Mais je ne veux pas y aller seule, j’ai besoin de toi avec moi.

Hazel soupire. Puis elle cède :

— Je ne peux rien te refuser. Je suis même sûre que tu fais exprès de prendre ton air implorant.

Elles rient toutes les deux, puis s’attachent à planifier leur méfait pour le mardi à venir. Sam les déposera au plus près de chez Cécilia, leur permettant de ne pas s’exposer inutilement en prenant le métro. Elle sait que son père travaillera dans leur grand appartement ; sa mère, quant à elle, s’accorde toujours la soirée du mardi afin de rendre visite à ses copines. Sa seule liberté, son unique chance de fuir, qu’elle ne saisissait jamais.

À mesure qu’elles élaborent leurs manigances, Hazel rendosse son éternel sourire triste, celui des jours de pluie. Celui que Cécilia n’a jamais pu décrypter, même en insistant pour savoir ce que son amie a dans la tête.

Rien qui n’ait d’importance, prétend-elle à chaque fois. Rien qui vaille la peine d’en parler.

Cécilia est pourtant certaine qu’Hazel lui cache quelque chose, quelque chose de beaucoup plus grave qu’elle veut le laisser paraître.

— Pourquoi tu ne me parles pas ? demande-t-elle soudain. Tu sais que tu peux me faire confiance, Hazel !

— Je t’ai dit qu’il n’y avait rien. Arrête de t’inquiéter pour moi, ma Magicienne.

Hazel l’entoure de ses bras et la serre fort contre elle, sans rien ajouter. Laissant à Cécilia cette sensation si particulière que rien n’a d’importance, en réalité, que l’univers n’existe plus. Qu’elles ne sont plus que toutes les deux, là, perdues au bord du monde.

 

Le soir venu, tard dans la nuit, Sam les conduit dans Paris comme prévu, à condition de ne rien connaître de leur plan. Trop d’emmerdes déjà, je ne veux pas que vous en rajoutiez. Ce qui convient très bien à Cécilia : Sam n’a toujours aucune idée de sa véritable identité, et elle ne tient pas à ce qu’il l’apprenne. Si son ami est un type sympa, prêt à rendre service en toute circonstance, il est aussi de ceux qu’on peut facilement acheter. Elle ne peut pas prendre le risque qu’il la ramène à son père en échange d’une belle récompense.

Cécilia mène Hazel jusqu’à la porte cochère de l’immeuble dans lequel elle vivait autrefois. Une éternité, déjà, qu’elle n’a pas remis les pieds dans cette rue des beaux quartiers. Elle se rappelle à peine la voix de sa mère. Hazel observe le bâtiment avec envie et dégoût à la fois, à en juger par son expression fermée. Elle râle souvent contre ces salopards de riches mais, en réalité, c’est parce qu’elle n’a jamais pu profiter d’une vie de confort et de bonheur, elle qui a quitté son foyer d’accueil à quinze ans.

Devant la porte, elle interpelle Cécilia :

— Comment comptes-tu faire, alors ? On rentre ?

— Je pense que mon père a fait changer le code de l’entrée, donc je vais lancer ma malédiction ici.

— Et après ?

L’adolescente ne répond pas. Elle n’est pas certaine de ce qu’il adviendra ensuite. Posant la main sur le bois sculpté de la porte, elle visualise les couloirs, les escaliers, l’appartement. Se concentre sur le visage de son père. Puis elle envoie son sort comme elle en a l’habitude, en poussant sur sa propre volonté. Son cœur s’emballe, son sang semble bouillonner, irradiant ce feu sombre qu’elle imagine sortir de son corps pour assaillir sa cible.

Dans le même temps, cette chaleur l’envahit et l’aveugle. Un bandeau noir appliqué sur ses yeux. Elle secoue la tête afin de chasser cette sensation désagréable et se concentre de nouveau.

La malédiction repose toujours sur la malchance. Reste à la diriger, lui dire où aller, quoi provoquer. Cécilia ne souhaite rien demander d’autre que la mort de son père, de son bourreau, la disparition pure et simple de celui qui l’a tant fait souffrir. Elle ne trouvera pas la paix sans ça.

Quand elle termine de lancer son sortilège, ses jambes se mettent à trembler et ne la soutiennent plus. Hazel la fixe avec inquiétude :

— Tu vas pouvoir marcher ? Je peux appeler Sam, si tu veux.

— Non, ça va. Sam ne doit pas être vu ici.

Cécilia reprend son souffle peu à peu. Elles disparaissent ensuite dans la nuit aussi furtivement qu’elles en sont sorties, courant l’une à côté de l’autre, main dans la main.

Le chemin du retour se fait dans le silence, chacun étant enfermé dans ses propres réflexions. Cécilia songe un instant à son geste mais très vite, elle reporte son attention sur Hazel qui, elle en est sûre, ressasse sa rêverie, ou sa crainte, ou sa colère. Ce secret qui vrille ses yeux à l’éclat doré, qu’elle garde pour elle sans vouloir le partager.

Une fois parvenus chez eux, ils s’enferment dans le squat, verrouillent sur eux la porte blindée dans une parfaite image des tourments qui les accablent. Cécilia s’endort dès qu’elle s’effondre sur le vieux matelas qui fait office de lit, la tête prise dans des rêves de souffrance dans lesquels les visages de ses parents émergent de temps à autre. Elle a vaguement conscience de se réveiller en sursaut après un cauchemar, de sentir la présence d’Hazel près d’elle, rassurante et apaisante, avant de sombrer de nouveau.

Le lendemain, Sam déboule en trombe dans leur chambre. Il les trouve endormies dans les bras l’une de l’autre, mais ne se laisse pas attendrir pour autant, et les réveille sans ménagement. Puis il jette le journal du jour sur le lit :

— C’est ça que vous avez fait ? demande-t-il avec colère.

Cécilia se redresse, les yeux encore ensommeillés, et s’empare du quotidien. La une montre une photo de l’immeuble de ses parents, dont il ne reste plus rien à présent. Un incendie s’est déclaré après une explosion due au gaz. Agacée, Hazel s’assoit à son tour et jette un regard courroucé à Sam.

— Qu’est-ce que tu croyais ? lâche-t-elle. On t’a dit qu’on avait des comptes à rendre.

— Au point de foutre le feu à tout un immeuble ? Tu sais combien de morts vous avez fait ? Dix !

Absorbée par la lecture de l’article, Cécilia n’entend pas ses deux amis se disputer. Dix. Dix victimes, dix morts dans l’explosion. La malédiction a pris, et bien au-delà de ses espérances. Mais elle ne voulait pas faire de mal à qui que ce soit d’autre qu’à son père.

Elle repère le nom de ce dernier dans l’article. Il est mort sur le coup, aux côtés de sa femme et…

France. Leur fille, un nourrisson de quelques semaines à peine.

Un violent vertige s’empare de l’adolescente, si bien qu’elle doit se tenir au mur pour garder l’équilibre.

Elle avait une sœur. Une petite fille qu’elle ne connaîtra pas, qui ne grandira jamais car elle l’a tuée. Elle l’a tuée, tout comme sa mère.

Sam poursuit sa gueulante sans se rendre compte encore du trouble de Cécilia :

— Des enfants, Hazel, merde ! Des familles ! Pourquoi avez-vous fait ça ? De qui vouliez-vous vous venger ? De ce type, là ? Le banquier qui a crevé là-dedans, en même temps que les autres ?

Il se fige soudain.

— Oh putain, non, réalise-t-il. Ils écrivent dans l’article que leur fille a fugué l’année dernière. Merde, Cécilia, ne me dis pas que c’est toi…

Mais Cécilia n’écoute pas. Toute à sa douleur, elle n’entend plus rien, ne sent même pas qu’Hazel serre son bras pour la faire réagir.

Elle a tué sa mère et sa sœur, cette nuit. En lançant la malédiction, elle n’a que peu songé aux dommages collatéraux, se persuadant que cela ne revêtait aucune importance. Elle ignorait que son sortilège allait prendre autant d’ampleur. Elle ignorait que sa magie pouvait se montrer aussi grande. Elle a libéré son pouvoir, l’a déchaîné, l’a laissé lui voler le contrôle. Elle n’a pas su le maîtriser.

— Vous faites chier, lâche Sam en comprenant qu’il a vu juste. Vous faites vraiment chier.

Il quitte la chambre sans un regard en arrière.

— C’est toi qui fais chier, lance Hazel à son adresse. Puis elle dit à Cécilia : ce con ne pense qu’à son cul, il a toujours peur alors qu’il n’est jamais impliqué dans rien. Personne ne remontera jusqu’à lui.

Sans se décontenancer, elle s’empare de nouveau du journal et parcourt l’article en diagonale.

— Tu ne savais pas que tu avais une petite sœur ? demande-t-elle avec calme.

— Non. Je n’ai pas de nouvelles de mes parents depuis que je suis partie.

La voix de Cécilia se brise dans un sanglot. Impossible de poursuivre. Mais elle n’en a pas besoin : Hazel comprend tout. Serrant son amie contre elle, elle reprend :

— Au moins, tu as réussi à te débarrasser de ton père. Si ça peut te consoler… Ta mère aussi en est délivrée. Et ta sœur n’aura pas à subir quoi que ce soit de sa part.

Cette étrange logique révolte d’abord Cécilia, mais son indignation ne dure que quelques secondes. Depuis qu’elle vit avec Hazel, elle s’est défaite de la certitude que toute vie est sacrée, apprenant que la mort vaut plus, parfois, qu’une existence pleine de douleur. Surtout après avoir rencontré des sorciers capables de voir les esprits des morts durant ses périples sous terre.

— C’est terminé, maintenant, murmure Hazel. Tu es libérée d’eux. Tu peux devenir quelqu’un d’autre si tu le souhaites.

 

La culpabilité qu’éprouve Cécilia ne s’estompe pas vraiment. Au fil des jours, elle apprend à composer avec, et avec les reproches de Sam aussi. Il leur en veut toujours de n’avoir rien dit, d’avoir provoqué la mort de ces dix personnes. Malgré tout, il n’a pas souhaité les virer de son squat : les chasseurs de sorcières n’ont pas quitté Paris. Et plusieurs victimes sont déjà à déplorer.

Avec la culpabilité, les cauchemars. Les visions d’horreur se succèdent dans le sommeil de Cécilia, ce qu’elle interprète comme une juste punition à ses actes. Pour autant, la sensation grandissante de perdre la tête l’accapare toute entière. Et rien ne l’effraie plus que devenir folle.

— Peut-être qu’on devrait demander de l’argent à Marishka pour que tu ailles voir un psy, suggère Hazel.

N’importe qui d’autre aurait émis cette idée se serait pris une vive remontrance en réponse. Mais pas Hazel. Elle, elle le dit en toute innocence, parce qu’elle partage les peurs de son amie.

— Non, ça ne servirait à rien, soupire cette dernière. Ça coûte une fortune, en plus.

Il est tard, et elles rentrent toutes les deux au squat, assises au fond d’un bus à demi rempli. Cécilia a enfoncé sur sa tête son bonnet de laine afin de cacher les racines blondes de ses cheveux. Si elle doit demander des sous à Marishka, ce sera surtout pour refaire une teinture. À côté d’elle, Hazel observe la nuit d’un air absent à travers la vitre crasseuse. Sa vigilance s’est un peu émoussée avec le temps, mais elle tient quand même à ne jamais oublier le couteau qu’elle a rangé dans sa botte. Cécilia garde le sien dans la poche de son manteau, espérant ne jamais devoir s’en servir.

Malheureusement ce soir-là, deux hommes en costume, sûrs de leur bon droit, viennent chercher les emmerdes. Alors qu’elle les voit avancer vers elles, l’adolescente baisse la tête et serre le bras d’Hazel qui, au contraire, se redresse dans une posture de défi.

— Besoin de quelqu’un pour vous raccompagner, les filles ? lance l’un des deux types.

— Fous-nous la paix.

— Oh, elle est hargneuse, celle-là.

Cécilia glisse la main dans sa poche afin de sentir le contact rassurant de son couteau. Mais pas question de l’utiliser : il ne lui sert que pour se raccrocher à la réalité. Elle préfère user de sa magie. Sans même les regarder, elle déploie autour des deux hommes un sort qui devrait les inciter à faire demi-tour. Si l’un des deux s’y plie sans discuter, l’autre fait montre d’une résistance exemplaire. Les esprits forts demandent toujours plus d’énergie, plus d’effort, ce qui attise leur agressivité.

— J’aimerais bien que vous soyez un peu plus polies, lâche le plus récalcitrant.

Il s’avance de quelques pas et se plante face à Hazel qui lui rend son regard sans broncher. Alors Cécilia pousse encore, force son esprit à entrer en collision avec celui du mec, le bouscule pour le faire céder…

Et ce faisant, exacerbe ses propres pouvoirs. Les visions de cauchemars assaillent sa conscience sans crier gare, et elle rompt le contact aussitôt.

Mais les images restent, tenaces, imprimées dans son cerveau. La main de Cécilia se crispe sur celle d’Hazel sans qu’elle puisse y faire quoi que ce soit. Sa vue se trouble et elle se sent convulser, comme si son esprit disjonctait.

L’expression dure du type change du tout au tout et arbore une inquiétude certaine, puis une franche trouille. Il recule de quelques pas.

– Merde… bredouille-t-il. Désolé, les filles, je ne voulais pas…

Un voile noir passe dans le champ de vision de Cécilia, et à ses oreilles résonnent des cris par millions, ceux de victimes d’une catastrophe terrible dont elle ne saisit pas les images. À côté d’elle, Hazel panique, sans savoir quoi faire pour venir en aide à son amie. Elle interpelle alors le conducteur :

— Appelez une ambulance, ma copine fait un malaise !

Les passagers sortent de leur apparente léthargie, certains d’entre eux contactent déjà les secours. Le bus s’immobilise enfin.

Dans l’agitation, Cécilia ferme les yeux et tente de se raccrocher au seul point d’ancrage qu’elle se trouve : la main d’Hazel dans la sienne. Peu à peu, elle refait surface. L’atroce migraine qui s’était emparée d’elle reflue, tout comme le brouillage de sa vision, faisant place maintenant à la nausée. La crise semble passée, estompant les images de cauchemars.

Son regard se pose soudain sur un élément incongru qu’elle ne comprend pas tout de suite : le siège à côté d’Hazel a pris feu. Le temps qu’elle ouvre la bouche pour prévenir que des cris s’élèvent déjà autour d’elle :

— Il y a le feu !

— L’extincteur, vite !

Hazel se fige, jette un œil aux flammes puis observe ses propres mains. C’est elle qui provoque l’incendie. Et dans la panique, elle ne se contrôle plus.

— Hazel… dit Cécilia d’une voix faible.

La lueur de terreur dans les yeux dorés de son amie achève de la sortir de sa torpeur. Hazel n’est jamais dépassée par quoi que ce soit. Cécilia se redresse avec difficulté, prend les mains de sa compagne dans les siennes en dépit des flammes et l’enjoint au calme :

— Ça va aller…

— Je…

Tout autour, les passagers tentent de se déplacer dans l’espace exigu du bus, d’éteindre le feu qui s’étend avec férocité. Le conducteur, lui, s’acharne à ouvrir les portes mais rien n’y fait : son véhicule n’obéit plus.

— Ce n’est pas moi, murmure Hazel. C’est toi qui ne te maîtrises pas. C’est toi qui provoques tout ça.

Il n’y a pas une once d’accusation dans ses propos. Juste une simple impuissance à reprendre le contrôle de la situation. Cécilia sent la panique la gagner à son tour quand des hurlements retentissent.

Impossible de sortir. Impossible de mettre la main sur les marteaux afin de casser les vitres. Impossible d’éteindre le feu qui ravage tout sur son passage.

La vraie malchance. Les malédictions que Cécilia a lancées sans discernement.

Hazel secoue la tête puis s’empare de son couteau, dont le manche en métal fera un marteau parfait. En deux coups, elle casse la vitre la plus proche.

— Par ici ! crie-t-elle à la cantonade.

Certains passagers l’entendent et se dirigent déjà vers l’arrière du bus. Les autres…

Les autres sont perdus. Avec horreur, Cécilia et Hazel voient les flammes dévorer les chairs, brûler la peau…

— On doit sortir, lâche Cécilia, ce à quoi son amie répond en l’attrapant par le bras et en l’entraînant à travers le verre brisé.

Une fois à l’air libre, elles accueillent le froid avec soulagement. Des passants se sont accumulés autour du bus, la plupart encore inconscients de l’horreur qui se déroule à l’intérieur, d’autres essayant à leur tour de libérer une issue pour les voyageurs prisonniers. Mais personne n’a suivi les deux jeunes filles. Personne ne survivra.

— On se casse, murmure Hazel.

Il ne serait que trop facile de les accuser d’avoir provoqué cet accident, ou d’avoir délibérément mis le feu. Dissimulant leurs visages sous leur capuche ou leur bonnet, elles s’éloignent à grands pas dans la nuit.

Quand elles tournent au coin de la rue, une déflagration puissante retentit dans tout le périmètre, brisant les vitres des immeubles aux alentours, déclenchant les systèmes d’alarme de quelques voitures garées dans le quartier. Le bus a explosé.

 

— Je crois qu’il y a un lycée abandonné, là, fait Hazel alors qu’elles parcourent la rue déserte sans un bruit.

Les sirènes des véhicules de pompiers venus par dizaines leur parviennent encore. Le ciel couvert de nuages et de fumée se teinte de bleu et de rouge par intermittence, projetant sur cette partie de la ville une atmosphère étrange et lugubre.

— Ah, c’est là.

Sans hésiter, Hazel conduit Cécilia jusqu’au bâtiment. Une fois dans la cour, Hazel sort une cigarette et l’allume de ses doigts tremblants. Sans briquet, comme toujours, mais cette fois avec bien plus de crainte quant à l’utilisation de ses propres pouvoirs. Comme si la cigarette allait lui exploser à la figure.

— Ça ne se reproduira pas, dit Cécilia. En tout cas, ma crise est passée. Tu crois vraiment que je t’ai fait perdre le contrôle ?

— Ouais.

Les mains dans les poches, l’adolescente baisse la tête, honteuse. Elle sent les larmes menacer. Une nouvelle fois, des gens sont morts à cause d’elle, parce qu’elle a fait un usage immodéré de ses propres pouvoirs. Depuis quand ne maîtrise-t-elle plus sa magie ? Est-ce depuis qu’elle a lancé la malédiction sur son père ? Depuis qu’elle a décimé sa famille ? Cela ressemble à une punition que l’univers lui porte, à présent. Elle n’en est pas sûre, mais son intuition le lui souffle : sa raison manque de lâcher car elle a infligé trop de douleur autour d’elle.

Elle jette un coup d’œil à Hazel, constate avec soulagement que son amie ne tremble plus alors qu’elle sort son téléphone.

— On ne rentrera pas ce soir, dit-elle à Sam, on a eu… un accident. Non, ça va, je te raconterai. Oui. On se voit demain. Je t’appelle en cas de problème, OK ?

En dépit des récents événements, Sam s’est attaché à ses deux petites sœurs, comme il aime le dire, et rien ne lui ferait plus de peine que s’il leur arrivait malheur. Et avec les chasseurs de sorcières qui traînent encore dans la ville…

— C’est bon, Sam est prévenu, assure Hazel. Puisque les bus ne circulent plus… Nous allons rester ici pour la nuit.

Elle se plante ensuite devant Cécilia et la force à relever la tête.

— Tu n’as pas voulu ce qui est arrivé, martèle-t-elle. Alors cesse de te morfondre. Si ça se trouve, tu n’y es pour rien.

— Arrête, tu sais bien que c’est faux…

— Oui, mais on s’en fout. Tu ne seras jamais certaine que tu as provoqué cet incendie. Autant te dire que c’est le hasard qui l’a voulu.

Les larmes retenues se décident à couler enfin. Cécilia n’a pourtant pas le temps de se laisser aller à pleurer : des éclats de voix retentissent. Peu enclines à se faire prendre dans un établissement interdit au public, les deux jeunes filles se précipitent derrière un mur. Hazel s’agenouille et observe les nouveaux venus dans la rue, un groupe d’une dizaine d’hommes couverts de tatouages, au crâne rasé. Des brutes épaisses sur lesquelles il vaudrait mieux ne pas tomber, surtout à cette heure tardive de la nuit.

— Oh merde… lâche Hazel à voix basse. Des chasseurs !

Elle les observe quelques secondes encore puis se redresse et entraîne Cécilia plus loin dans la cour du lycée. Même l’incendie ou la perte de contrôle de ses pouvoirs ne l’ont pas terrorisée à ce point. Son visage devient blême et ses mains se remettent à trembler.

— Les chasseurs de sorcières ? interroge Cécilia afin de forcer son amie à parler. Ils ressemblent à des putains de skinheads, ces mecs. Tu es sûre ?

— Oui, je les ai déjà croisés, ceux-là. Ils ont essayé de me tuer.

— Comment peuvent-ils savoir que nous sommes ici ?

— Certains d’entre eux sont des sorciers. Mais j’ignore pourquoi ils nous traquent. Je ne sais pas ce qu’ils nous veulent.

Hazel s’assoit au bas d’un escalier, gardant le silence. Cécilia prend place face à son amie en soupirant. La fatigue la guette depuis l’accident dans le bus, menace de fondre sur elle. Les images des passagers brûlés par les flammes l’assaillent de nouveau, mêlées aux visions cauchemardesques qui s’étaient imposées à elle juste avant l’incendie. Elle frissonne violemment.

La situation lui échappe peu à peu, glisse lentement vers… Vers quoi ? L’adolescente sait que la voie est sans issue, qu’elle ne pourra pas vivre au jour le jour très longtemps, à fuir des dingues qui finiront par la trouver et lui faire payer les pouvoirs qu’elle manifeste. Elle devra composer avec. Apprendre à se défendre, à n’accorder de concessions à personne, parce qu’elle ne peut se protéger que de cette façon. Sa propre famille ne la protégeait pas, alors qui peut le faire, hormis Hazel ? Hazel elle-même ne pourra pas veiller sur elle éternellement.

Cette dernière semble se rendre compte du tourment qui accable Cécilia puisqu’elle se penche en avant et lui prend les mains. Les siennes sont chaudes, la réconfortent un peu.

— Ils ne nous trouveront pas ici, dit-elle comme pour se rassurer elle-même. Il nous suffit de rester discrètes cette nuit, et Sam viendra nous chercher demain matin.

— OK.

Mais Cécilia se rend bien compte qu’Hazel est plus effrayée qu’elle. Qu’est-ce que ces tarés lui ont fait subir pour qu’elle les craigne à ce point ? La jeune fille s’apprête à lui poser la question quand Hazel lui coupe la parole :

— Je voudrais te donner quelque chose.

Sur ces mots, elle détache la chaîne de son collier, qu’elle retire et qu’elle passe autour du cou de Cécilia. Le pentacle brille toujours de son étrange éclat, comme vivant.

— Mais… s’indigne Cécilia. Tu y tiens !

— Ça te protégera si, un jour, nous sommes… séparées. Il a fait son temps avec moi, je veux qu’il te revienne maintenant.

— Qu’est-ce que tu as vu, Hazel ? Dis-le-moi !

Mais Hazel ne répond pas. Elle prend le visage de Cécilia entre ses mains, pose son front sur le sien et garde le silence de longues minutes, durant lesquelles l’adolescente se fige. Pourquoi son amie ne lui révèle-t-elle pas ce qu’elle a prédit ? Cécilia sent quelque chose se casser lentement à l’intérieur d’elle-même, ainsi qu’une douleur sourdre dans sa poitrine, tels des bris de verre passant dans son cœur. La peur d’Hazel lui fait mal. Pas autant, cependant, que cette étrange sensation qu’elle abandonne peu à peu, qu’elle rend les armes sans se battre. Que plus rien ne peut être comme avant à présent.

— Je n’ai rien vu, dit enfin Hazel. Je veux juste que personne ne te fasse de mal.

Elle se redresse et se détache de Cécilia comme à regret, avec dans ses yeux d’or cette même lueur résignée qui les habite depuis des mois.

— Allez, viens, fait-elle en se levant.

Elles montent à l’étage et se mettent en chasse d’une salle dans laquelle elles pourront dormir cette nuit. Cécilia n’est pas franchement rassurée et l’attitude d’Hazel en rajoute un peu à son anxiété. Le comportement de son amie l’inquiète de plus en plus. Elle s’endort attristée, emmitouflée dans son manteau et serrant Hazel dans ses bras.

 

Des cris sortent Cécilia de son sommeil agité. Les images de ses rêves s’estompent déjà, vite remplacées par la surprise de découvrir qu’elle est seule dans la salle de classe. Aucune trace d’Hazel.

La jeune fille se lève en trombe et parcourt les couloirs et les pièces voisines. Rien. Personne. Le lycée est désert. Quand elle le réalise, la panique qui monte en elle manque de la faire chanceler.

Puis les cris reprennent, venant de l’extérieur. L’adolescente se risque à jeter un coup d’œil à travers une fenêtre. Les types aperçus la veille sortent du bâtiment d’en face, déboulent dans la rue et disparaissent comme s’ils cherchaient à ce que personne ne les remarque.

Pas un bon signe, ça.

Une fois certaine qu’ils sont hors de portée, Cécilia se décide à sortir. Mais ses jambes ne lui obéissent pas. Des milliers de scénarios défilent dans sa tête, faisant écho aux paroles d’Hazel. Quand elle lui assurait qu’elle n’avait rien vu, avec le ton de celle qui ment, qui cherche à se convaincre elle-même du mensonge qu’elle formule. Cécilia porte la main au pentacle pendant à son cou, et cela suffit à lui donner du courage.

Elle se précipite ensuite dans l’immeuble duquel les chasseurs de sorcières sont sortis, un autre bâtiment en attente de démolition, vide et poussiéreux. Cécilia avance dans le couloir et s’engage dans l’escalier aux marches grinçantes. Elle craint, à chaque pas, de découvrir qu’elle n’est pas seule. Qu’un de ces types erre encore à l’intérieur. Chaque craquement dans le bois la fait sursauter, augmentant son rythme cardiaque.

— Hazel ? appelle-t-elle faiblement.

Le silence est le seul à daigner lui répondre.

Mais pourquoi est-elle certaine qu’Hazel se trouve là ? Pourquoi Hazel serait-elle partie, d’ailleurs ? Cécilia pense soudain à son téléphone portable, qu’elle sort de sa poche. Peut-être que son amie a cherché à la joindre…

Pas de chance, le téléphone est éteint, déchargé.

Pas de chance, non.

L’angoisse refait surface, accompagnée de cette certitude qu’elle a appris à distinguer à présent, quand la réalité manipulée se rappelle à elle. À force d’influencer le hasard… Celui-ci envoie des alertes, et là, le signal est clair : la magie est intervenue. Un reste de malédiction, de sortilège renvoyé à son destinataire, à l’image de ces cauchemars incessants qui hantent ses nuits. Le karma, peut-être.

Cécilia avance dans le couloir, découvre qu’il s’agissait autrefois d’un cabinet de médecin. Une enfilade de pièces désespérément vides. Elle monte ensuite au deuxième étage, et ralentit l’allure une fois parvenue en haut.

Des empreintes de pas dans la poussière, sur le parquet usé. Beaucoup d’empreintes. Le cœur battant, Cécilia poursuit son chemin et entre au hasard dans un appartement à la porte grande ouverte. Puis elle se fige d’horreur sur le palier.

Des traces rouges maculent les murs. Une inscription en écarlate, dont les lettres géantes s’impriment dans l’esprit de la jeune fille avec force.

Burn the Witch.

Cécilia voit le corps en dernier, après que son regard a balayé la pièce et enregistré les moindres détails. Les toiles d’araignée dans les coins de mur, la tapisserie fleurie déchirée. Et Hazel, là, gisante dans la poussière.

Les chasseurs ne lui ont laissé aucune chance : ils l’ont poignardée des dizaines de fois, à en croire la multitude de plaies et le sang qui s’en écoule, s’insinuant entre les lames du parquet. Cécilia réprime un cri, tombe à genoux auprès du corps de son amie, mais n’ose pas la toucher. Hazel ne se réveillera pas. Les chasseurs de sorcières l’ont eu. Ils lui ont couru après durant des années, peut-être même qu’elle savait qu’ils l’auraient, peut-être qu’elle s’est vue mourir dans une de ses visions…

Les mains tremblantes, Cécilia fouille dans les poches du manteau de son amie, récupère son portable à l’écran brisé, la clef de chez Sam et le couteau qui leur a sauvé la vie dans le bus. Hazel ne possède rien d’autre. Rien de précieux, à l’exception de ce collier d’argent qu’elle a offert à Cécilia en sachant qu’elle ne la reverrait plus jamais. L’adolescente étouffe un sanglot en écartant une mèche de cheveux du visage de son amie. Ses yeux d’or resteront à jamais fermés.

Impossible de s’attarder. Cécilia ne doit pas être vue ici, sur cette scène de crime. Elle se lève alors, accablée par un poids soudain tombé sur ses épaules. Hazel va rester là, seule et oubliée de tous, perdue dans les méandres de cet immeuble qui devrait déjà être détruit. Cécilia a toutes peines du monde à s’en détourner, mais quand elle rejoint le couloir et dévale les escaliers, elle verrouille son chagrin tout au fond, et préfère attiser la colère à la place. Dissimulant son visage sous sa capuche, glissant ses mains couvertes de sang au fond de ses poches, elle rejoint la rue pour se rendre chez Sam.

 

La jeune fille finit par craquer quand elle se présente devant la lourde porte blindée, une heure plus tard. Une heure à parcourir la ville, à marcher sous la pluie en essayant de disparaître aux yeux du monde. Elle tambourine à la porte tout en sanglotant, et c’est un Sam surpris qui lui ouvre.

— Hazel devait m’appeler, indique-t-il en la faisant entrer. Et comme elle ne l’a pas fait, je n’ai pas attendu. J’ai un rendez-vous, là.

Il s’interrompt en voyant le visage couvert de larmes de l’adolescente, plantée au milieu du grand salon vide, incapable de bouger.

— Ils ont tué Hazel, dit-elle au prix d’un immense effort.

— Non !

Sam repousse sa capuche en arrière et la force à le regarder, comprenant soudain ce qui vient d’arriver. Puis il l’assoit sur la banquette, tandis qu’une voix masculine retentit depuis la pièce d’à côté :

— Sam ? Est-ce que tout va bien ?

— Oui oui, Monsieur Bourgeois, tout va bien.

Le type s’amène, observe la scène un moment. Un aristo sans aucun doute, note Cécilia qui avait l’habitude, autrefois, d’en croiser aux innombrables soirées organisées par sa mère. L’homme est vêtu d’un costard hors de prix et son attitude atteste de sa très bonne éducation, avec un rien de dédain. Il lui est même familier. Peut-être l’a-t-elle déjà croisé.

— J’espère que vous n’allez pas m’attirer des ennuis, insiste-t-il.

— Non, ça va, répond Sam avec une pointe d’énervement dans la voix. Cela concerne mes amies. Elles ont quelques soucis.

Bourgeois hausse les épaules et s’éloigne, montrant ainsi qu’il n’en a strictement rien à foutre.

— Tes clients sont vraiment des cons, murmure Cécilia.

— Mes clients sont tous comme lui. Tu crois quoi ? Ce sont des riches de son genre qui achètent ma coke.

Après lui avoir offert un café chaud, Sam s’assoit à côté de Cécilia et passe son bras autour de ses épaules, mais la jeune fille continue de trembler. Elle ne veut plus bouger. Ne plus parler. Oublier la scène macabre, la mort de la seule personne qu’elle aimait.

— Les chasseurs de sorcières ? demande Sam.

Cécilia acquiesce d’un signe de la tête.

— Il faudra que tu me dises où. On ne peut pas la laisser là-bas…

Sam semble réaliser la situation : Hazel était une sans-abri, une orpheline que personne ne viendra réclamer. Et lui n’a aucune légitimité à prendre en charge les formalités, ni les moyens financiers. Cécilia non plus, d’ailleurs.

— Écoute… commence Sam. Je dois retourner auprès de mon client, c’est un plan en or et je serai tranquille pendant un moment grâce à lui. On pourra… s’occuper d’Hazel avec cet argent. Je n’en ai pas pour longtemps.

— Ça ira, ne t’en fais pas pour moi.

— Tu es sûre ?

— Oui. Je ne pars pas.

Elle ne redresse même pas la tête, mais la fermeté dans sa voix convainc Sam. Ce dernier se lève afin de rejoindre son client, jusqu’à ce que Cécilia l’interpelle :

— Attends, j’ai un truc à te demander. Ton type, là… Il a de la thune. Tu crois qu’il peut me rendre un service ?

— Quel genre ?

— Je voudrais trouver quelqu’un pour changer d’identité. Je suis sûre qu’il a des contacts. Demande-lui, s’il te plaît.

Sam acquiesce sans poser de question, et retourne à son affaire auprès de monsieur Bourgeois.

Cécilia écoute le silence un moment. Puis un barrage cède, et elle se remet à pleurer. Sans un bruit, comme si elle voulait que personne ne l’entende. Elle ne parvient pas encore à imaginer l’univers sans Hazel. Sans sa présence, sans sa voix. Hazel n’est qu’une anonyme dont on parlera le temps de quelques jours, en raison de la sauvagerie de son assassinat et de la mise en scène macabre. Et plus rien.

Le froid, et le silence. Cécilia ne veut pas d’un tel monde, un monde dans lequel son amie n’existe pas. Elle porte la main à son pendentif, dans un geste qui s’apparente déjà à un rituel réconfortant. Ou une façon de se souvenir, d’attiser la peine parce que c’est la dernière chose qui lui reste.

Burn the Witch.

La phrase inscrite en lettres de sang danse dans son cerveau. Elle deviendra la sorcière qu’ils voulaient brûler, elle retrouvera ces chasseurs, leur fera payer de la même façon qu’elle s’est vengée de son père.

Un pas après l’autre.