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Vîrus x Jehan-Rictus : Les Soliloques du Pauvre

Les Soliloques du Pauvre Vîrus Jehan-Rictus

120 ans après la publication des Soliloques du Pauvre, le rappeur Vîrus ranime les vers de Jehan-Rictus dans un « livre-disque » en forme de feat…

Le projet est né d’un coup de cœur, d’une association naturelle entre un MC « écœuré par la race humaine [1] » et l’un des premiers poètes français à faire chanter la misère en langue vernaculaire. Pourtant, on le connaît mal ce Jehan-Rictus (1867-1933). C’est pas La Fontaine, c’est pas Hugo, « c’est un putain de paria de la poésie, qu’est dans aucune anthologie [2] ». Gabriel Radon, de son vrai nom, a été frappé par tous les malheurs. Abandonné par son père, battu par sa mère, il connaît la galère jusqu’à ce que José-Maria de Heredia lui tende une main salvatrice et le fasse entrer dans l’administration.

« Faire enfin dire quelque chose à quelqu’Un qui serait le Pauvre, ce bon pauvre dont tout le monde parle et qui se tait toujours », voilà le projet de ses Soliloques. Sur le fond, ça met déjà la puce à l’oreille. Ajoutez-y une révolution dans la forme et vous tenez un sacré candidat au chamboule-tout, un véritable poète révolutionnaire. Primo, Rictus abandonne le sacro-saint alexandrin et choisit l’octosyllabe pour son recueil. Secondo, il se permet des apostrophes pour imiter la langue parlée. Tertio, il reproduit sur le papier « la langue des faubourgs » qu’il déclame le soir à Montmartre au célèbre cabaret du Chat-Noir, un quasi-dialecte mêlé d’argot parisien…

C’est à peu près tout ce qu’on reprochera quelques années plus tard à Céline dans le champ de la littérature, et, plus tard, aux rappeurs, dans le champ de la poésie contemporaine. Comme ces derniers, Jehan est rejeté en bloc par l’élite des lettres. Justement, il a trop de street credibility ! Visez un peu quand il invente l’egotrip :

« J’ suis l’Empereur du Pavé, / L’ princ’ du Bitum’, l’ duc du Ribouis, / L’ marquis Dolent-de-Cherche-Pieu, / L’ comt’ Flageolant-des-Abatis, / L’ baron d’ l’Asphalte et autres lieux »

Impossible de ne pas penser aux rodomontades du Duc de Boulogne s’auto-proclamant « bitume avec une plume »… « Ce gars-là, c’est du rap ! » nous dit Vîrus. « Il a connu la vraie misère. […] Je me suis senti concerné dans le propos, dans la façon de parler. […] Il a une rythmique proche du parler, avec un jargon ». La rencontre est logique, et elle sérieuse. Le projet a été lancé le 4 avril à la Maison de la Poésie, sous le patronage du comédien Jean-Claude Dreyfus, spécialiste de Jehan-Rictus, qui s’est associé à l’aventure. Vîrus, Rictus, Dreyfus… De la musique avant toute chose, comme disait l’autre !

Dans la vidéo qui accompagne le premier morceau du livre-disque, pas de « torse huilé façon clip de rap français » [3], juste un décor spartiate qui figure la turne austère de Jehan-Rictus. L’ambiance sonore (signée Banane) est dépouillée. Sur une table en bois pleine de rayures, une lettre à cachet de cire, un numéro du Petit Journal (ndlr: rien à voir avec Yann Barthès, c’est le plus gros tirage en France en 1897, un journal populaire et bon marché que des crieurs distribuaient le soir à la sortie des usines et des ateliers. Le canard a conquis ses millions de lecteurs en couvrant des faits divers et des affaires sensationnels, et ce détail n’a pas échappé à Jehan-Rictus…), un encrier, sa plume, et des brouillons chiffonnés encadrent une édition des Soliloques du Pauvre (illustrée par La Rouille). Sur la couverture, on devine la figure émaciée du poète qui sort de l’ombre un peu comme le visage du Christ sur un négatif du Saint-Suaire. Le livre s’ouvre et la voix rocailleuse de Deyfus fait apparaître le texte de « Crève-Cœur » sur la première page.

Ce poème est l’histoire d’un pauvre diable interrompu dans ses rêves d’amour par un contrôle de police…

« Non toute ma vie j’me rappellerai / La gueul’ de cochon malhonnête / Qui s’permettait de m’interpeler »

NTM avant l’heure… Et, les vers qui concluent cette rêverie sont deux merveilles…

« Mal réveillé d’mon Songe d’Été / J’me suis ensauvé dans L’Hiver. »

Accents shakespeariens qui annoncent le poème suivant, qui est tout sauf L’Hiver de la révolte. Tel l’Ubu Roi d’Alfred Jarry (1896), après ce préambule, le recueil s’ouvre sur le mot de Cambronne. Cette fois, le juron ne gagne pas un second « r » bouffon, il perd son « e » final…

« Merd’ v’là l’hiver et ses dur’tés »

C’est une double révolution esthétique. La forme explose. Après la littérature, le naturalisme envahit la poésie. Assez soupé du romantisme dans les bas-fonds ! Pas étonnant que Vîrus ait fait de ce vers un refrain. La misère a trouvé un nouveau porte-voix pour restituer toute la crudité et la violence quotidiennes.  :

« Moi j’vas sortir de mon antre… avec le Coeur et l’Estomac… J’suis l’homme moderne qui pouss’ sa plainte »

Il n’y a pas que les flics qui en prennent pour leur matricule. Rictus tire tous azimuts sur les Bourgeois, les journaux, ceux de la politique, les employés de l’assistance, les magistrats, les grands magasins, les peintres, et encore…

« Ainsi, t’nez, en littérature / Nous avons not’ Victor Hugo / Qui a tiré des mendigots / D’ quoi caser sa progéniture ! »

Jehan n’épargne personne, pas même le Petit Père Hugo, ni Zola, pourtant hérauts du peuple à l’époque… Je vous dis que c’est un vrai révolutionnaire, prêt à clouer au pilori ceux qui se vendent aux oligarques et aux médiacrates… Le poète n’est pas là pour se faire des amis, il est là pour dire le monde tel qu’il est.

« Tout le monde parle de pauvreté / D’une manière magnifique et ample / Mais j’vais vous dire mon sentiment / Plaindr’ les pauvres assurément / Ça rapporte plus qu’la pauvreté ! »

Par peur de divulgâcher, je vous laisse découvrir les autres pistes de cet album d’utilité publique… Passons maintenant à la discographie du rappeur rouennais, histoire de voir les similitudes qui lient les deux artistes.

Vîrus Faire-Part album

Pochette de Faire-Part

Vîrus aussi aime être dans son coin. Le soliloque lui va bien (le recueil de Rictus lui avait d’abord évoqué « Soliloquy of Chaos » de Gangstarr). Chez lui aussi, l’horizon est bouché par les nuages (« Le ciel est gangsta, annonce : dépression, rafales, perte, fracas… / Capharnaüm qui fout le cafard [4] » ; « les idées noires, ça va avec tout / j’attends rien, mais ça n’ira jamais assez vite à mon goût »). Pas de lumière, c’est la « bile noire » qui remonte… Ses refrains pessimistes et lancinants sont scandés comme une méthode Couë à l’envers :

« J’ai entendu dire qu’il fallait pas décourager / Ceux qui croient ou chantent l’impossible, / Mais le soulèvement n’aura pas lieu, / Ce soir, y’a un match de Champions’ League [5] » ;

« Mes plus grandes fiertés sont mes inactions [6] » ; « je réfléchis à la façon dont j’arriverai à rien [7] »… Ce n’est pas un appel à l’inaction, à la soumission, ce sont simplement les symptômes de la dépression, du cafard, du blues, du spleen, appelez ça comme vous voudrez… C’est l’épidémie du siècle que le rappeur traite avec des rimes.

De ce profond dégoût jaillit souvent une vérité poétique (« La prison ne sert qu’à éviter l’évasion / Une fois dehors, j’continue d’insulter les avions [8] » ; « s’ensuivront des lundimanches de chômeur à fumer du muguet [9] »), avec quelque chose de l’humour corrosif de Cioran (« Pourquoi changer de slibard ? On meurt dans le célibat. [10] ») pour dénoncer les hypocrisies de la société. Sourires jaunes saupoudrés en jeux de mots dans tous ses textes (« advienne que pourrav’ [11] »), dans les titres des tracks et de ses albums, qui puisent jusqu’au registre de la contrepèterie (Le Choix dans la date). Face au chagrin d’amour, il détourne ouvertement Boby Lapointe (« ta catin t’a quitté [12] »). Puis on comprend que le calembour est une philosophie : « On a des haines liées à notre amour propre / Devenues ordinaires avant de connaître Desproges [13] ».

Comme toujours, l’humour n’est qu’un emballage, un mécanisme de survie, c’est « la politesse du désespoir », disait le grand Pierre. Et, à force de gratter la même plaie, Vîrus tombe pile là où ça fait mal : il n’y a pas d’éclaircie quand on sent que « demain, c’est loin », et qu’on ne peut plus se contenter de « jolis noms d’arbres pour des bâtiments dans la forêt de ciment [14] »… Trop d’injustice, trop de misère, trop de laideur encore pour voir le bleu dans la fenêtre depuis le divan bas. A l’optimisme romantique de Rostand, Vîrus oppose le sombre réalisme d’un Grand Corps Malade : « Vu de ma fenêtre, y’a que des bâtiments »…

Trop de béton, trop peu de changement concret. Dans ces conditions, pas de respect pour les idoles. Le MC tacle Baudelaire, ce privilégié, ce dandy, obligé de puiser ses misères dans les stupéfiants… Et, bien sûr, l’Education Nationale, qui donne en modèle aux gamins d’aujourd’hui les vers d’un toxicomane Second Empire :

« on nous demande un calme olympien / Pour étudier des textes de mecs sous absinthe [15] »

La poésie classique, et l’élite qui la porte, font un déni de réalité. Même les vers les plus engagés laissent le Pauvre dans l’oubli. Au fond, les rimes de Jehan-Rictus, comme celles de Vîrus, posent la même question : quelle image de nous-même la société nous renvoie-t-elle ? Elément de réponse… :

« Comment veux-tu qu’on s’émancipe / En s’aimant si peu ? [16] »

Vous pouvez acheter le livre-disque en ligne et le récupérer dans la librairie la plus proche via ce lien Place des Libraires : Livre-disque Vîrus x Jehan-Rictus «Les Soliloques du Pauvre», Rayon du Fond – Au Diable Vauvert

  1. Crève-Cœur (Jean-Claude Dreyfus)
  2. L’Hiver
  3. Impressions de Promenade
  4. Songe-Mensonge
  5. Espoir
  6. Déception (feat. Jean-Claude-Deyfus)
  7. Prière
  8. Epilogue (feat. Jean-Claude-Deyfus)

[1] Vîrus – « Sale défaite » in Le Choix dans la date (2011)

[2] Interview de Vîrus dans l’émission Les Nouvelles Vagues du 23/6/17 sur France Culture

[3] Lucio Bukowski – « Si Chopin avait eu une MPC, Baudelaire aurait rappé » in Hourvari (2016)

[4] Vîrus – « Cafarnaüm» in Faire-Part (2013)

[5] Vîrus – « Champions’ League » in Faire-Part (2013)

[6] Vîrus – « 6 :35 » in Faire-Part (2013)

[7] Vîrus – « 6 :35 » in Faire-Part (2013)

[8] Vîrus – « Bonne Nouvelle » in Huis-Clos (2015)

[9] Vîrus – « Zavatta rigole plus » in Le Choix dans la date (2011)

[10] Vîrus – « L’ère adulte » in Le Choix dans la date (2011)

[11] Vîrus – « Cafarnaüm » in Faire-Part (2013)

[12] Vîrus – « C’est dimanche, il pleut… » in Le Choix dans la date (2011)

[13] Vîrus – « Faites entrer l’accusé » in Le Choix dans la date (2011)

[14] IAM – « Demain, c’est loin » in L’Ecole du micro d’argent (1997)

[15] Vîrus – « Saupoudré de vengeance » in Le Choix dans la date (2011)

[16] Vîrus – « Nouvelles du fond » in Le Choix dans la date (2011)

2 commentaires sur “Vîrus x Jehan-Rictus : Les Soliloques du Pauvre

  1. duhamel xavier
    26 janvier 2019

    Merci , j’écoute toujours seul j’ai bien essayé de partager , on me dit que j’ai craqué , et ceux qui aiment me disent l’instrumentale claque , je respecte les compositeurs mais c’est le texte qui importe les émotions dans l’esprit, merci

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  2. Louis Dupin
    17 Mai 2019

    Il est des morts qu’il faut qu’on tue!

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