Le centenaire, et après ?

Le Centenaire, c’est déjà fini.
Cela aura été rapide. Quelques commémorations, standard, arides, en plein mois d’août. Quelques films, quelques émissions, quelques livres qui renforcent les clichés éculés sur la Grande Guerre plus qu’ils ne les combattent.
Puis plus rien.

Il y a trop longtemps que la France s’est désapproprié la Grande Guerre, et ses hommes. Ils nous demeurent complètement étrangers. Pourtant, ce sont nos arrière-grands-parents. Ce n’est pas hier, mais c’est avant-hier. Il ne tiendrait qu’à nous de renouer le fil à travers la vitre qui protège leurs photos jaunies.
Le centenaire officiel s’éparpille en mille commémorations locales, mais non, la France n’y songe pas. Comme si c’était déjà fini.
Comme si la guerre n’avait duré qu’un jour. Comme si elle s’était achevée avant la chute des feuilles, comme le croyaient ferme tous ces hommes partis, pas vraiment la fleur au fusil, mais sûrs d’en finir vite.
Le flux du centenaire calendaire, si j’ose dire, se déroule. Passée, la bataille des frontières. Passée, la bataille de la Marne. La guerre-habitude se profile. Nous détournons le regard. Dans leur propre calendrier, nos arrière-grands-parents continuent, seuls, leur chemin de croix.

Relisons Genevoix.

Après la Marne, la poursuite muée en une pénible marche forcée par des routes boueuses, s’étire sans fin sous le ciel gris, balayé de nuages en pleurs, inondant de leurs larmes ces troupeaux éreintés.

Genevoix et son 106e régiment d’infanterie ont traversé en paix des lieux qui s’appellent bois des Caures, Douaumont, Fleury et qui n’étaient encore que des collines sylvestres, sous l’épaule puissante des forts. Chaque page imprime au lecteur une image, des séries sans fin d’images puissantes, intenses ; grises, glaciales, clapotantes de la boue jaunâtre qui s’attache aux godillots, crépit les pantalons garance délavés, des images lourdes du sac dont les courroies étirent les épaules, éraillent le dos. La forêt en automne est douce lorsque les pas qui écrasent les feuilles mortes vont vers la maison tiède, la lampe jaune. Lorsque l’odeur de champignon promet un festin rustique au crépitement de la poêle, après qu’on se sera réchauffé d’une bonne douche et frictionné avec délices.

Pour le Cent-six de Genevoix, de la forêt de Mouilly, froide et humide jusqu’au nom, on ne revient pas le soir, tout heureux de son échappée sylvestre. Nous voyons les hommes s’écrouler de fatigue, dormir à même un fossé clapotant, abrutis, éreintés – sûrs désormais que le grand combat du 6 septembre n’est pas LA victoire, que l’Allemand est là, derrière la crête, sa défense roidie. Qu’il faut recommencer, encore et encore. Et qu’il pleut.

A-t-il cessé de pleuvoir pendant cette guerre, tant elle est à jamais associée à la pluie et à la boue ? Les silhouettes bleu sombre continuent de marcher, de ramper, étreintes par les doigts cadavéreux des feuilles détrempées, des branches nues, un univers d’eau froide qui cingle, fouaille, s’insinue, ruisselle, détrempe et vous engourdit, sans recours. Les arbres noirs tendent leurs bras hagards, les épines lacèrent, et l’ennemi se tapit.
Le récit dessine la tranchée de Calonne, les hêtres gris comme le ciel d’acier mouillé, gris comme l’infanterie ennemie qui marche, implacable, et qu’il faut arrêter, comme si ce n’en était pas assez de ce calvaire. Il faut en plus de tout le reste, se battre, et voir les autres tomber, s’enfuir, se déchiqueter, s’affaisser.

Et pour bien sentir notre chance et notre bonheur de n’être pas né 80 ans plus tôt, nous pouvons nous allonger de plus belle au plus moelleux du canapé, écouter les accents cossus d’une cantate de Buxtehude, et pour couronner de plénitude notre confort de nabab, grignoter quelque bonbonnerie. Tout cela voluptueusement, mais avec un quelque chose de compulsif, de conjuratoire. La pensée partie clapoter dans la boue des Eparges impose aux autres sens de s’assurer qu’ils n’y sont pas, et de l’éprouver avec force. Ce n’est rien de plus que le plaisir de se savoir au chaud tandis que la pluie crépite sur les vitres, sauf que la pluie n’est pas sur les vitres, mais dans les pages d’un livre, et que l’accompagnent la peur, la faim, l’inconfort extrême.

De l’autre côté des pages du livre, de l’autre côté de la vitre, ce sont nos grands-parents ou nos arrière-grands-parents. Ils comptent la durée de la guerre en jours, en semaines. Cinq semaines de terribles combats, c’est déjà long, quand à l’approche de l’automne, on ne voit pas d’issue. Bientôt cinquante jours. Le temps pour nous de les oublier.

De guerre, il reste, devant eux, cinquante mois.

Désespérés, ils toquent au carreau pour qu’on ne les oublie pas.

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