Profanations


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En 1917, mon arrière grand-père paternel, dentiste dans l’armée française, décède à Rabat où il est inhumé, après avoir contracté le typhus.
90 années plus tard, de passage dans la capitale marocaine, impossible de ne pas effectuer une visite familiale au cimetière de la ville…

Nous découvrons, côte à côte, deux cimetières remarquablement entretenus : l’un est marocain, l’autre, dénommé cimetière français, a des allures parisiennes de petit  « Père-Lachaise ».
Nous tentons de repérer les sépultures les plus anciennes, mais sans plan ni indications particulières, nous comprenons rapidement que nos recherches resteront vaines.
En sortant, ayant remarqué une petite maison de gardiens fort défraîchie, je me risque à toquer à la porte en bois vermoulu.
Est-ce le lieu, le vague sentiment dérangeant de peut-être faire irruption dans l’intimité d’une famille, toujours est-il que mon coeur s’emballe diablement lorsqu’une injonction en arabe m’invite à entrer.
Trois générations d’hommes se tiennent sans mot dire dans la pénombre, un vert de thé à la menthe à la main. Ostensiblement surpris et suspicieux, le plus âgé d’entre eux qui semble être le responsable m’écoute attentivement. Mal à l’aise et tout bredouillant, je m’explique à voix basse.
En guise de réponse, il me fait remarquer que cette date est fort lointaine. Après un silence qui dure quelques secondes interminables, il me dit sur un ton dubitatif, que, peut-être, si nous pouvions repasser d’ici deux à trois heures …
Dans ces conditions, difficile de résister à l’envie d’en savoir un peu plus.

À notre retour, un jeune homme qui se tient sur le seuil de la porte nous invite à entrer.
Un grand livre au cuir poussiéreux et aux pages jaunies est posé sur la table. Tout en me priant d’approcher, le responsable ouvre le registre à l’endroit suggéré par un marque-page. Il fait glisser lentement son doigt sur les lignes où figurent des noms inscrits à l’encre noire. Une écriture faite de pleins et de déliés tracés avec grand soin à l’aide d’un porte-plume, comme vous en avez déjà forcément vue sur des anciens registres de la fonction publique. Enfin, son doigt s’immobilise. Il pointe le nom de mon arrière-grand père.
Il me fait à nouveau remarquer que cela fait bien longtemps que mon parent est décédé. Puis, il se tait, tout en contemplant la ligne sur laquelle son doigt est resté figé.
Interprétant cette suspension du temps, comme une marque de respect à la mémoire de mon arrière grand-père, nous restons tous en apnée.
Les yeux toujours fixés sur le registre, il finit par souligner qu’il ne se rappelle pas avoir jamais consulter cette page en 45 ans. Je sors alors de mon silence pour lui répondre que mon grand-père a dû venir se recueillir sur la tombe de son père dans les années 50… C’est idiot, mais je m’en excuse presque.

Et voilà ! Je le remercie de la peine qu’il s’est donné pour retrouver la trace de mon aïeul, cet homme, militaire de surcroît, mort dans un pays qui était à l’époque sous protectorat français…
À ma grande surprise, au moment où nous nous apprêtions à prendre congé, il nous invite à suivre le jeune homme resté immobile à nos côtés tout au long de cet entretien. Incrédules, nous le suivons à travers les allées du cimetière.
Nous passons devant des petites chapelles, des caveaux de famille en marbre gris sur lesquels des ex-voto ont été déposés depuis une éternité, des tombes modestes surmontées, ou pas, d’une croix ou encore ornées d’un crucifix.
Non seulement les sépultures sont toutes intactes, mais je suis frappé de la propreté du cimetière.
Au détour d’une travée, nous découvrons une division aux allées de graviers blancs rehaussées d’un alignement impeccable de croix blanches en bois ; sur chacune d’elles, peints d’un noir profond, un nom, un prénom, deux dates et un grade.
Nous nous dirigeons tout droit vers deux hommes habillés en djellaba de travail et qui, le doute n’est à présent plus permis, nous attendent respectueusement. Notre guide nous invite à passer devant lui, et avant même que nous nous en rendions compte, tous trois s’éclipsent. Nous sommes bel et bien sur la tombe de mon arrière grand-père !
Une grande émotion me submerge, et je sens des larmes couler sur mes joues.
Je pleure en pensant à mon grand-père, et à mon père tous deux disparus. Je pleure en me remémorant l’histoire de ma famille paternelle. Ils me l’avaient racontée, je l’avais transmise à mes enfants, et elle s’incarne sous nos yeux. Elle avait refait surface à la découverte de Rabat, des rues où deux membres de ma famille avaient habité, et de cette place où mon arrière grand-père se plaisait à dire des contes, en langue arabe, aux enfants et aux habitants de son quartier. Mais c’est surtout là, devant ce petit rectangle immaculé et ce nom inscrit sobrement sur une croix, que notre passé reprend vie !
Je suis subjugué de voir resurgir ainsi la moitié de mon capital génétique…

Ce moment résonne encore fortement en moi aujourd’hui.
Même si je sais pertinemment, que ce lambeau de terre appartient à la France et que des conventions diplomatiques unissent nos deux pays, même si je sais qu’il s’agit d’un travail pour lequel ils sont payés, je suis reconnaissant à ces quatre marocains d’entretenir un tel lieu de génération en génération, et de le faire, en tout point, si bien.
Moi qui ne viens plus guère me recueillir sur les tombes familiales à la Toussaint, moi qui ne pénètre en ces lieux que les jours d’enterrement, parce que je sais que ces lieux existent, j’en suis apaisé. Cela n’a rien à voir avec ma foi. Ces sanctuaires agissent sur moi à la manière d’un point d’ancrage, un lieu où je sais pouvoir me retrouver à tout moment.

J’imagine ne pas être le seul à nourrir de tels sentiments. Alors, avouons que c’est tout de même paradoxal : tandis que tout porte à croire que les néandertaliens enterraient déjà leurs morts, et que les Hommes ont éprouvé très tôt le besoin d’offrir à leurs défunts une dernière demeure digne, nous vivons aujourd’hui dans un pays où le nombre de profanations de sépultures est en constante augmentation depuis une bonne dizaine d’années.
En 2014, il y en eût plus d’une tous les deux jours ! Le Ministère de l’Intérieur en tient précisément le décompte : 206 cimetières chrétiens, 6 juifs, 4 carrés musulmans. Les lieux de cultes ne sont pas plus épargnés. Les motivations vont du simple acte de vandalisme de mineurs alcoolisés ayant découvert de nouveaux terrains de jeux, à des comportements antireligieux ou à caractère raciste. Dégradations de stèles, retournements de croix, destructions de crucifix, graffitis obscènes, croix gammées et inscriptions racistes en tout genre…
Des actes imbéciles, odieux, lâches, … Je n’ai pas de mots assez durs, si ce n’est une question :

Mais vers quelle destinée peut se diriger un pays, voire une civilisation, qui ne respecte même plus ses morts ?

*****

C’est bien s’extraire
De son sanctuaire
Qui peut déplaire

C’est bien profaner
Plus que mes chaires décharnées
Ce dont je suis né

C’est bien plus grave
C’est, pénétrer ma cave
Et là, j’en bave

C’est bien ce parfum
De ce non-respect-des-fins
Qui coupe ma faim

C’est bien bafouer
Mon désir d’éternité
Dans la vacuité

C’est la culture
Qui est sous sépulture
Ça me totrture

 Découvrez la suite de l’illustration poétique de Didier REGARD

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