« It’s not a game, for God’s sake! »

C’est un dialogue entre deux personnages sans nom, dans la deuxième moitié des années 1990s, de mémoire on reconnait très bien le décor, la ville de Vancouver (ah, Vancouver…).

C’est un dialogue d’un « season finale » de « The X-Files », entre le Cigarette-Smoking Man et le Well-Manicured Man, l’homme à la cigarette et l’homme aux mains bien manucurées :

CSM: That’s just part of the game.
WMM: It’s not a game, for God’s sake!
CSM: Sure it is. It’s all a game. You just take their pieces, one by one until the board is clear.

« It’s not a game, for God’s sake! » « Ce n’est pas un jeu, bon dieu ! » Combien de fois ai-je étouffé cette phrase rageuse dans ma gorge, depuis la fin des années 1990s ? Et ça ne s’arrange pas.

L’époque est aux jeux. Tout est jeu.

L’époque est à la légèreté. Et ça ne s’arrange pas. Année après année, je vois grandir l’écart entre la fiction de jeux multicolores et lumineux, et la réalité d’un monde monocolore et sombre. Et je vois avec effroi la facilité avec laquelle on peut se laisser aller à croire la fiction réelle — surtout les plus jeunes, évidemment, mais pas seulement, et même moi occasionnellement.

C’est tellement plus facile. C’est tellement plus beau, plus simple, plus rassurant. Il suffit d’y croire.

Tout est un jeu. Tout n’est qu’un jeu. Tout est un sport. Tout est un marché. Tout est cool. Tout est fun.

L’économie n’est qu’un jeu. Le travail n’est qu’un jeu. La vie n’est qu’un jeu. C’est cool, non ?

Il y a une très belle page Wikipedia sur le néologisme anglais « gamification » , mot que j’abhorre depuis longtemps.

Gamification is the application of game-design elements and game principles in non-game contexts. Gamification commonly employs game design elements which are used in so called non-game contexts in attempts to improve user engagement, organizational productivity, flow, learning, crowdsourcing, employee recruitment and evaluation, ease of use and usefulness of systems, physical exercise, traffic violations, and voter apathy, among others.

J’ignorais qu’on dit « ludification » en français. Et je découvre que « disneyfication » existe aussi pour Wikipedia. On progresse.

La ludification, couramment désignée par l’anglicisme gamification, est le transfert des mécanismes du jeu dans d’autres domaines, en particulier des sites web, des situations d’apprentissage, des situations de travail ou des réseaux sociaux. Son objet est d’augmenter l’acceptabilité et l’usage de ces applications en s’appuyant sur la prédisposition humaine au jeu.

Le mot important est « acceptabilité ». L’idée du jeu permet de rendre acceptable quantités d’inacceptables.

Je me souviens de cette perle d’étudiant en école de commerce, déjà citée dans ce blog il y a bien longtemps :

L’Europe, je la vois comme un grand terrain de jeu. Ce sont plus d’employeurs potentiels, plus de possibilités de travailler dans le domaine qui me plaît. Et avec mon profil, je ne me sens pas menacé par la concurrence d’autres travailleurs moins chers.

Ce n’est pas un jeu. Ce n’est pas un terrain de jeu ! It’s not a game, for God’s sake!

Ou plutôt, c’est un jeu, oui, mais pour l’élite qui ne risque rien, qui n’a rien à perdre, qui ne perd jamais. « Ah Dieu! que la guerre économique est jolie ! » est le titre d’un livre de Philippe Labarde et Bernard Maris, contemporain des X-Files, en 1998, un livre que je n’ai jamais eu l’occasion de lire, mais dont je soupçonne qu’il n’a pas pris une ride.

La guerre comme jeu ? Ça semble aujourd’hui absurde ou abominable, mais pour certaines « élites » européennes en 1914, ça n’était que ça. Persuadés que ce serait bref, nécessaire et sans risque pour eux personnellement.

La guerre économique comme jeu ? Pour certaines « élites », ça n’est que ça. Ils sont tellement persuadés qu’ils ne peuvent que gagner, qu’ils ne risquent rien. Repenser à ce que James Cameron appelle la « parabole du Titanic » , du nom de ce navire de 1912 où les riches passagers pensaient qu’ils ne risquaient rien, qu’au pire il y aurait assez de canots de sauvetage pour eux.

La guerre économique comme jeu vidéo ? On appuie sur des boutons, on déplace des lignes dans des Excels et des rectangles dans des PowerPoints, et des gens sont virés. Une guerre propre !

L’idée du jeu sert l’idéologie dominante de notre temps, à savoir le néo-libéralisme. L’idéologie des gagnants. L’idéologie des dominants. L’idéologie des maîtres.

L’image du jeu sert, en particulier, à promouvoir l’idéologie de la compétition et de la compétitivité — qui est, in fine, une idéologie de la guerre de tous contre tous. L’importance donnée au sport, aux événements sportifs, aux compétitions sportives, sert à propager l’idée que tout n’est que compétition, rivalité, lutte — ce qui nous renvoie au premier roman de Michel Houellebecq :

Le libéralisme économique, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société.

L’image du jeu sert à généraliser l’image de la lutte. Mais la lutte sympathique, la lutte comme un sport, entre égaux, loyale, équilibrée, saine. Sportive ! Joyeuse ! Joueuse !

L’image du jeu sert à perpétuer l’illusion de l’égalité des acteurs économiques.

Un contrat de travail serait un accord librement conclu entre égaux — même si c’est entre un travailleur lambda payé le minimum, et une entreprise brassant des millions ou des milliards. Un contrat commercial serait un accord librement conclu entre égaux — même si c’est entre un fournisseur isolé et sans autre client, et une multinationale jouant ses fournisseurs les uns contre les autres.

Pas de rapport de classes. Pas de rapport de forces. Juste des jeux ! Des jeux entre joueurs libres et égaux ! Puisqu’on vous dit que tout ça n’est qu’un jeu !

L’image du jeu légitime la mondialisation néo-libérale. On parle plus que jamais du « jeu de l’offre et de la demande ». De la compétition internationale.

L’une des bibles de la « mondialisation heureuse » est « The world is flat » , de l’inénarrable Thomas L. Friedman. Un titre autant qu’un slogan. « The world is flat ». « Le monde est plat ». Il faut saisir le sens américain : Flat, as a playing field. Plat, comme un terrain de jeu. Oui, de jeu. Wikipedia résume :

The title is a metaphor for viewing the world as a level playing field in terms of commerce, where all competitors have an equal opportunity.

L’image du jeu sert à justifier le culte des « gagnants ».

Il faut voir, par exemple, ce que sont devenus les « jeux olympiques », surmédiatisés, pourris jusqu’à la moelle par les intérêts commerciaux et financiers. La formule de Pierre de Coubertin a été complètement retournée : l’essentiel n’est pas de participer, c’est de gagner — et de faire du fric.

Il faut voir, par exemple, comment dans les débats sur les rémunérations indécentes, les salaires des footballeurs servent à justifier les salaires des financiers. Toute tentative d’imposer une taxation des salaires extravagants se heurte toujours aux mêmes arguments : ça va faire fuir les talents, dans le sport et dans la finance, il faut laisser faire le marché, il faut laisser les gagnants gagner, etc.

L’image du jeu sert à légitimer le mépris des « gagnants », et à faciliter la damnation des « perdants ». Ne jamais oublier que « loser » en américain, ça veut dire autant « perdant » que « minable ».

Ils ont joué, ils ont perdu, tant pis pour eux !

Ils sont trop vieux, ils sont trop nuls, qu’ils disparaissent !

Plus on valorise les jeunes footballeurs et les jeunes traders, plus on encourage le mépris pour les moins doués, les moins jeunes, les plus fragiles.

Ce n’est pas un jeu. Ou, si c’est un jeu, il est truqué. Il est complètement truqué. Il est truqué par les héritages, les trucages, les influences, les complicités, les magouilles. La plupart des gagnants aujourd’hui avaient gagné avant même de naître. La méritocratie est rare.

The universe was a disorderly mess, the only interesting bits being the organised anomalies.

Ce n’est pas un jeu. Il n’y a pas de règles. Ou, s’il y en a, ceux qui gagnent sont ceux qui les piétinent.

Ce n’est pas un jeu. Le feu tue. Le chômage tue des dizaines de milliers de personnes chaque année. Les accidents du travail tuent des milliers de personnes chaque année. La misère, le stress, l’anxiété, l’exploitation, le mépris tuent, à petit feu. Le petit feu tue. Ce n’est pas un jeu.

On dit que c’est un jeu, parce qu’on ne veut pas voir les réalités. On dit que c’est un jeu, pour éviter de penser — et, dans certains cas, pour juste éviter de se regarder en face. On dit un jeu pour ne pas parler de rapports de puissance. Les rapports de force — et son corollaire bien connu, « la loi du marché ». La lutte des classes. La reproduction des élites. Le capital. L’impérialisme. Le néo-colonialisme. La domination du monde.

Ce n’est pas un jeu !

It’s not a game, for God’s sake!

Que fait-on des perdants ?

Bonne nuit.

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