Liberté d’expression (Art. 11 DDHC) : La liberté d’expression aux prises avec la protection contre la diffamation, une « vérité » sans cesse extirpée de son puits par les juges de la rue Montpensier


par Selim Degirmenci


     Le droit français de la presse – quasi instinctivement apparenté à la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse qui dispose solennellement en son article 1er que « L’imprimerie et la librairie sont libres » – recouvre une panoplie d’infractions pénales dont les figures de proue historiques sont, sans conteste, les délits d’« injure » et de « diffamation » (article 29 de la loi). Tandis que l’injure se définit par « toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait », la diffamation renvoie, elle, à « toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé ». Le second de ces délits de presse a récemment été au cœur d’une affaire portée devant le Conseil constitutionnel. Au terme de sa décision du 7 juin 2013, la juridiction constitutionnelle a encadré plus strictement les conditions de la mise en œuvre de la protection contre la diffamation. En effet, elle a davantage restreint les limitations à la faculté, pour le prévenu, d’invoquer l’ « exception de vérité » dite « exceptio veritatis ». Cette évolution prévisible et souhaitable dans une certaine mesure n’est toutefois pas sans poser certaines interrogations eu égard à ce qui est de plus en plus désigné sous l’appellation d’un « droit à l’oubli ».  


     Face au délit de diffamation visant à protéger l’honneur d’une personne qui en serait victime, le droit de la presse a ponctuellement reconnu la possibilité pour le prévenu de se prévaloir d’un argument de vérité – outre l’argument afférent à la  bonne  foi – en vue de se désengager de sa responsabilité pénale. Toutefois, ce fait justificatif ainsi reconnu a fait l’objet de plusieurs restrictions motivées par des considérations multiples, tenant tant au respect de la vie privée qu’au souci d’assurer une certaine paix sociale. Ces dernières s’analysent alors en de véritables limitations au plein déploiement de la liberté d’expression. C’est sur un tel chemin de crête que le Conseil constitutionnel s’engage afin de s’assurer de la conformité aux droits et libertés constitutionnellement garantis de la conciliation ainsi opérée par le législateur.


     Le juge constitutionnel a abordé cet enjeu à la faveur d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) posée à l’occasion d’un litige entre un dentiste qui avait été radié de l’ordre des chirurgiens-dentistes pour avoir dénoncé dans la presse les dérives financières dudit ordre, lequel poursuit alors le dentiste en diffamation (Patrick Roger, « Le Conseil constitutionnel arbitrera un débat juridique entre liberté d’expression et droit à l’oubli », in Le Monde, 22 mai 2013). Les allégations de ce dernier étaient bien relatives à des faits ayant débouché sur des condamnations judiciaires prononcées en 2006. Sauf qu’entre temps, celles-ci avaient fait l’objet d’une amnistie. Le prévenu, qui souhaitait ainsi rapporter la vérité des faits allégués, était légalement empêché de la possibilité de le faire puisque le c) de l’article 35  de la loi du 29 juillet 1881 vient interdire la possibilité de rapporter la preuve des faits notamment lorsque ceux-ci ont donné lieu à une condamnation amnistiée.


     Le requérant excipait ainsi de l’absence de conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit, du c) de l’article 35 en vertu duquel la vérité des faits diffamatoires peut toujours être prouvée, sauf  « lorsque l’imputation se réfère à un fait constituant une infraction amnistiée ou prescrite, ou qui a donné lieu à une condamnation effacée par la réhabilitation ou la révision ».


     Ses griefs se concentrent plus précisément sur la violation, par le dispositif incriminé, de la liberté d’expression garantie à l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et des principes du procès équitable et des droits de la défense « garantis » par l’article 16 de cette même Déclaration et « relevant » des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République mentionnés au préambule de la Constitution de 1946 (décision de renvoi : Cass., Crim., 19.03.2012, n° 12-90075).


     Ce n’est pas la première fois qu’une disposition de l’article 35 précité se retrouve sur le « banc des accusés » dans une instance de QPC, puisque le b) – qui précède le c) mentionné dans ce même article – avait déjà fait l’objet d’une censure par le Conseil constitutionnel (Conseil constitutionnel, Décision n° 2011-131 QPC du 20 mai 2011, Mme Térésa C. et autresADL du 23 mai 2011) ;


     A l’occasion de l’examen de cette QPC, le Conseil constitutionnel s’est attaché, après avoir rappelé  les normes servant de références à son contrôle, à relever de façon didactique la finalité de chacune des branches de la disposition législative faisant grief, pour ensuite conclure que l’interdiction inconditionnelle et indifférenciée ainsi prescrite, « par son caractère général et absolu, porte à la liberté d’expression une atteinte qui n’est pas proportionnée au but poursuivi », et méconnait ainsi l’article 11 de la Déclaration de 1789.


     Aussi, si la solution adoptée par le juge est le fruit d’une évolution déjà engagée tant dans l’ordre juridique interne qu’au niveau de la protection fondée sur la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (), sa réaffirmation solennelle est à maints égards souhaitable du point de vue de la préservation de la dialectique démocratique, même si des questions restent toujours posées quant à la problématique résurgente d’un « droit à l’oubli » () .


1°/- La réduction du champ de l’interdiction de l’exceptio veritatis ou la chronique d’un « démantèlement » annoncé


     La décision ici commentée est loin de constituer une sentence inattendue de la part du juge constitutionnel, dans la mesure où non seulement lui mais également le législateur s’étaient engagés dans une démarche visant à donner toute sa portée à l’exception de vérité et donc à restreindre les entraves qui lui sont opposées (A), accompagné en cela par une jurisprudence strasbourgeoise tout aussi sensible à une protection vigilante de la liberté d’expression (B).


A – Un « resserrement d’étau » engagé dans l’ordre interne tant par le juge que le législateur


     La réduction du champ de l’interdiction de l’exception de vérité dans certaines hypothèses n’était pas chose nouvelle : c’est, en ce sens, la chronique d’un « démantèlement » annoncé  qu’il convient d’envisager (Formulation inspirée de l’article de Nathalie Droin intitulé « L’exception de vérité des faits diffamatoires de plus de dix ans : chronique d’une disparition annoncée en France », in RTDH, n° 89, p. 201-214). Mais avant cela, encore faut-il se pencher brièvement sur les dispositions faisant grief et leur application.


     Le champ d’application de l’exception de vérité a, au fil de la construction du droit de la presse (Commentaire aux Cahiers, p. 1-3), globalement évolué dans le sens d’un élargissement de sa possible invocation par le justiciable accusé de diffamation. Aussi l’ordonnance du 6 mai 1944 était venue introduire à l’article 35 de la loi de 1881 le principe selon lequel « la vérité des faits diffamatoires peut toujours être prouvée » dans le respect des conditions formelles prévues dans cette même loi, généralisant ainsi la faculté de se prévaloir de l’exceptio veritatis. La possibilité d’apporter la preuve du fait diffamatoire était toutefois proscrite dans trois hypothèses : (a) lorsque l’imputation concerne la vie privée, (b) lorsqu’elle renvoie à un fait qui a plus de 10 ans ou (c) à un fait qui constitue une infraction amnistiée ou prescrite ou bien qui a donné lieu à une condamnation effacée par la réhabilitation ou la révision. De surcroît, ces interdictions sont d’ordre public. La vigueur de celles-ci s’explique par la volonté d’oubli, d’apaisement social voire de catharsis, au sens étymologique du terme, c’est-à-dire de purification.


     Il n’en demeure pas moins qu’une telle restriction générale de l’offre de preuve, à travers l’invocation de l’exceptio veritatis, a pu faire craindre une régression de la libre expression des citoyens et justiciables sur des sujets d’intérêt public : le débat historique, la controverse politique, les agissements fautifs de personnes publiques dans le contexte d’une exigence croissante d’un certain degré de transparence. Cette proscription maximaliste était d’ailleurs confirmée par la jurisprudence du juge judiciaire relevée dans le Commentaire aux Cahiers de la décision n° 2013-319 QPC (p. 4) : les juges du fond jugeaient ainsi en 1969 que les « nécessités de l’information historique ne permettent en aucune manière de faire échec aux règles de preuve » (Tribunal correctionnel de Paris, 24 avril 1969 : affaire relative à la dénonciation de faits de torture pendant la guerre d’Algérie). Et la Cour de cassation déclarait, dans une affaire mettant en cause une investigation journalistique, que l’interdiction de l’article 35 de la loi du 29 juillet 1881 est « générale et absolue » (Cass., Crim., 24 novembre 1960).


     Alors certes la rigueur d’une telle ligne jurisprudentielle a pu être atténuée à travers la mise en jeu de l’exception de bonne foi : celle-ci conduisant à ne pas punir le diffamateur présumé s’il démontrait l’existence d’un but légitime, l’absence de toute animosité personnelle, la prudence dans l’expression et, s’agissant du journalisme d’investigation, le sérieux de l’enquête ; la charge de la bonne foi incombant au prévenu.


     Cet argument tenant à la bonne foi a bien servi de « soupape de sécurité » afin de contrebalancer la rigidité de l’interdiction générale posée à l’article 35 de la loi du 29 juillet 1881 notamment en son b) et c), le juge l’acceptant au gré des circonstances pour laisser libre court à la confrontation intellectuelle en matière de travaux historiques et scientifiques. Aussi cette « fenêtre » de la bonne foi – exception jouant subsidiairement au surplus – semble n’être ouverte que dans les matières précitées. Et son invocation paraît, de surcroît, revêtir un certain aléa eu égard à la subjectivité de certains de ses critères, tandis que la preuve de la vérité est une « véritable excuse absolutoire » (Commentaire aux Cahiers, décision n° 2011-131 QPC, p. 10).


     Les limites intrinsèques à l’article 35 de la loi du 29 juillet 1881 ainsi cernées, il faut constater que celles-ci ont fait l’objet d’une « résorption sectorielle » grâce à l’intervention tant du législateur que du juge constitutionnel.


     Ainsi le champ d’application de cette interdiction a tout d’abord été modifié par une loi du 17 juin 1986 relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles ainsi qu’à la protection des mineurs venue « amender » l’article 35 de la loi de 1881 en levant l’opposition légale à l’offre de preuve de la vérité des faits diffamatoires concernant les atteintes sexuelles commises contre un mineur : toutefois l’introduction de ce 7ème alinéa à l’article 35 de la loi du 29 juillet 1881 écarte seulement la restriction figurant au a) (vie privée) et au b) (faits remontant à plus de 10 ans), laissant subsister le c) qui fait l’objet de la présente QPC. Cette première retouche législative s’est suivie d’une loi du 4 janvier 2010 relative à la protection du secret des sources des journalistes qui a complété l’article 35 par un dernier alinéa permettant au prévenu « de produire pour les  nécessités de sa défense, sans que cette production puisse donner lieu à des poursuites pour recel, des éléments provenant d’une violation du secret de l’enquête ou de l’instruction ou de tout autre secret professionnel s’ils sont de nature à établir sa bonne foi ou la vérité des faits diffamatoires ». En ce sens il pourrait être erroné de déceler dans les empêchements posés à l’article 35 de la loi du 29 juillet 1881, une interdiction de caractère « général et absolu » (considérant 6 de la décision n° 2011-131 QPC et considérant 9 de la décision n° 2013-319 QPC). Faudrait-il y voir davantage une interdiction de caractère « trop » générale et « trop » absolue (voir à ce sujet : Etienne Picard, « Le juge administratif et l’interdiction faite aux élèves de porter le  “foulard islamique“ (A propos de la décision du CE du 2.11.1992, M. Kherouaa et autres) », in Administration, 1993, p. 171).


     Cette « ambiance normative » en faveur d’une libéralisation de la possibilité de se prévaloir de l’exception de vérité s’est considérablement raffermie avec la décision n° 2011-131 QPC du Conseil constitutionnel (ADL du 23 mai 2011) et qui a abouti à la censure du b) de l’article 35 de la loi du 29 juillet 1881. Cette dernière disposition interdisant de rapporter la preuve de la vérité des faits de plus de dix ans, si elle poursuit bien un objectif de recherche de la paix sociale, a néanmoins été jugée contraire aux droits et libertés constitutionnellement garantis, en ce qu’elle vise « sans distinction, dès lors qu’ils se réfèrent à des faits qui remontent à plus de dix  ans, tous les propos ou écrits résultant de travaux historiques ou scientifiques  ainsi que les imputations se référant à des événements dont le rappel ou le  commentaire s’inscrivent dans un débat public d’intérêt général » et en ce qu’elle aboutit dès lors  « par son  caractère général et absolu, [à porter] à la liberté d’expression une atteinte qui n’est pas proportionnée au but poursuivi ; [méconnaissant ainsi]  l’article 11 de la Déclaration de 1789 ».


     Cette dernière censure visait ainsi à se débarrasser d’une « branche [déjà] morte » de la loi du 29 juillet 1881 (Expression de Me Christophe Bigot, avocat de la partie ayant soulevé la QPC, lors de l’audience publique – il est intéressant de noter, à cet égard, que celui-ci présageait l’apparition inévitable de nouvelles QPC relativement à la loi de 1881). Guillaume Lécuyer justifiait, quant à lui, cette solution à travers l’affirmation suivante: « la priorité n’est pas d’éloigner le risque de déchirement de la société liée à la période de la collaboration, mais au contraire de mieux comprendre le passé et de privilégier le devoir de mémoire » (Guillaume Lécuyer cité dans le Commentaire aux Cahiers de la décision n° 2013-319 QPC, p. 10).


B – Un mouvement accompagné par l’élan de la Cour de Strasbourg placé sous le sceau d’une protection vigilante de la liberté d’expression


     Ce « resserrement d’étau » qu’illustre bien la décision n° 2011-131 QPC a été conduit de concert avec la Cour européenne des droits de l’homme, et cette décision du juge constitutionnel fait écho à la condamnation de la France dans l’affaire Mamère c. France du 7 novembre 2006 en raison de l’application de l’alinéa 5 de l’article 35 de la loi de 1881 – alinéa correspondant au b) de cet article (Cour EDH, 2e Sect. 7 novembre 2006, Mamère c. France, Req. n° 12677/03 – ADL du 13 novembre 2006). La jurisprudence strasbourgeoise en matière de liberté d’expression semble ainsi se caractériser par une protection vigilante de la liberté d’expression recevant de multiples déclinaisons.


     A cet égard, les Commentaires aux Cahiers des décisions n° 2011-131 QPC et n° 2013-319 QPC reviennent de façon très instructive sur l’état de la jurisprudence européenne, démontrant une fois de plus la force de l’autorité de la chose interprétée par les juges de Strasbourg (v. Joël Andriantsimbazinova, « L’autorité de la chose interprétée et le dialogue des juges. En théorie et en pratique un couple juridiquement inséparable » in Mélanges en l’honneur du Président Bruno Genevois, Le dialogue des juges, 2009, Dalloz). Cette influence de la Cour européenne des droits de l’homme repose effectivement sur le « grand arrêt » Handyside c. Royaume-Uni  du 7 décembre 1976 dont il ne semble pas vain de rappeler certaines énonciations pertinentes, reprises dans les Commentaires précités. La Cour jugeait ainsi que « la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels [d’une société démocratique], l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun ». Naturellement cette protection n’en est pas pour autant absolue comme le stipule le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CSDHLF) qui prévoit expressément des possibilités de limitations, restrictions ou de sanctions à cette liberté dans un souci de « protection de la réputation ou des droits d’autrui » (v. récemment Cour EDH, 5e Sect. 11 juillet 2013, Morice c. France, Req. n° 29369/10 – ADL du 14 août 2013). Cette dernière hypothèse n’est toutefois pas un blanc seing accordé à l’Etat partie, tout comme dans les autres cas de limitation d’une liberté, puisque toute disposition incriminée fait l’objet d’un examen désormais bien connu de conventionalité à la lumière de son caractère « nécessaire », « adapté » et « proportionné à l’objectif poursuivi » dans « une société démocratique ». Aussi dans un arrêt Lingens c. Autriche du 8 juillet 2006 dans lequel l’Etat partie était condamné pour violation de l’article 10 de la Convention, la Cour insistait sur l’importance de la liberté d’information et du droit à l’information dans le cas de débats d’intérêt public, considération à même de sanctionner une législation anti-diffamation disproportionnée (« 41. […] si elle [la presse] ne doit pas franchir les bornes fixées en vue, notamment, de la « protection de la réputation d’autrui », il lui incombe néanmoins de communiquer des informations et des idées sur les questions débattues dans l’arène politique, tout comme sur celles qui concernent d’autres secteurs d’intérêt public. A sa fonction qui consiste à en diffuser s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir »).


     Cette dernière affirmation solennelle s’est également traduite dans l’affaire Mamère c. France par une condamnation de la  France pour violation de l’article 10 de la Convention en raison de l’impossibilité légale pour le prévenu de rapporter la preuve des faits diffamatoires lorsque ceux-ci remontent à plus de dix ans. Elle rappelle tout d’abord la nécessité de l’existence d’une exceptio veritatis en matière diffamatoire : « les personnes poursuivies à raison de propos qu’elles ont tenus sur un sujet d’intérêt général doivent pouvoir s’exonérer de leur responsabilité en établissant leur bonne foi et, s’agissant d’assertions de faits, en prouvant la véracité de ceux-ci » (§ 23). La Cour poursuit ensuite en admettant la logique sous-tendant une limite temporelle eu égard au dépérissement de la preuve et à l’évaluation subséquemment plus difficile de la véracité des imputations. Toutefois, elle affirme, dans cette affaire relative au « nuage radioactif bloqué à la frontière française », que « lorsqu’il s’agit d’événements qui s’inscrivent dans l’Histoire ou relèvent de la science, il peut au contraire sembler qu’au fil du temps le débat se nourrit de nouvelles données susceptibles de permettre une meilleure compréhension de la réalité des choses. Il en va en tout cas clairement ainsi s’agissant des effets de l’accident de Tchernobyl sur l’environnement et la santé publique et de la manière dont les autorités […] ont géré la crise » (§ 24).


     Au final, la Cour européenne des droits de l’homme confirme une fois de plus sa volonté de préserver une entière liberté d’expression propice à l’exception de vérité dans le cadre d’une instance en diffamation, lorsqu’il est question notamment de débats d’intérêt général à caractère scientifique ou historique. Elle est en cela rejointe par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe qui a invité, dans sa résolution n° 1577 (2007) du 4 octobre 2007, notamment la France « à garantir dans [sa] législation des moyens de défense appropriés aux personnes poursuivies pour diffamation, en particulier des moyens reposant sur l’exceptio veritatis et l’intérêt général, et […] à amender, ou à abroger, l’article 35 de sa loi du 29 juillet 1881 qui prévoit des exceptions injustifiées interdisant à la partie poursuivie d’apporter la preuve de la véracité du fait diffamatoire » (point 17.7). Près de quatre ans plus tard (décision n° 2011-131 QPC), le Conseil constitutionnel jugeait contraire aux droits et libertés garantis par la Constitution française l’interdiction prévue au b) de l’article 35 de la loi du 29 juillet 1881 (exception de vérité des faits diffamatoires de plus de dix ans).


     La jurisprudence de la Cour de Strasbourg n’a pas uniquement eu des répercussions sur le régime de l’exception de vérité posé à l’article 35 de la loi du 29 juillet 1881, elle a en effet influencé plusieurs pans du droit de la presse dans des affaires hautement symboliques. Ce fut le cas avec son arrêt du 25 juin 2002 Colombani et autres au terme duquel la France a été condamnée pour violation de l’article 10 de la Convention en raison de l’article 36 de la loi de 1881 (délit d’offense commis contre un chef d’Etat étranger) qui ne prévoyait pas la possibilité de se prévaloir de l’exception de vérité en vue de se décharger de sa responsabilité pénale (§ 66 : « Cette impossibilité de faire jouer cette exception constitue une mesure excessive pour protéger la réputation et les droits d’une personne, même lorsqu’il s’agit d’un chef d’Etat ou de gouvernement »). Le législateur a tiré les conséquences de cet état du droit européen et l’article 36 entaché d’inconventionnalité a été abrogé par une loi du 9 mars 2004. Il faut noter l’évolution similaire qui a été engagée concernant le délit d’offense au Président de la République après le «  critiquable et injustifiable sursis » – selon l’expression de Nicolas Hervieu – qui lui a été accordé par l’arrêt Eon c. France rendu le 14 mars 2013 (Cour EDH, 5e Sect. 14 mars 2013, Eon c. France, Req. n° 26118/10 – ADL du 20 mars 2013). En effet, le législateur a fait « tomber » ledit sursis en abrogeant, par une loi du 5 août 2013, le délit d’offense au Président de la République.


     Qu’en est-il plus précisément de l’approche européenne relativement à l’interdiction de se prévaloir de l’exception de vérité concernant des faits notamment amnistiés – hypothèse constituant l’une des branches prévues par le c) de l’article 35 de la loi de 1881 ? La Cour de Strasbourg a déjà évalué un dispositif comparable à cette branche de l’article 35 au regard de l’article 10 de la Convention, ainsi que le relate le Commentaire aux Cahiers de la décision n° 2013-319 QPC (p. 11-12). Ainsi dans l’affaire Schwabe  c. Autriche du 28 août 1992, elle a condamné l’Etat autrichien pour violation de l’article 10 de la Convention en raison d’une disposition interdisant le rappel d’une condamnation exécutée voire amnistiée, lorsqu’il est question d’une personnalité en fonction ou briguant une charge publique (§ 32  « Des condamnations pénales du genre en question, prononcées par le passé contre un homme politique, peuvent, de même que son comportement public à d’autres égards, entrer en ligne de compte pour apprécier son aptitude à exercer des fonctions politiques »). Dans le cas du c) de l’article 35 de la loi de 1881, il n’était pas question du rappel de la « condamnation » mais des « faits » ayant donné lieu soit à une amnistie, soit à une prescription de l’action publique, soit à une condamnation ayant fait l’objet d’une réhabilitation ou encore d’une révision. Cette différence ténue ne semble d’ailleurs pas faciliter la lecture de l’article 133-11 du code pénal prévoyant l’interdiction d’évoquer les condamnations effacées par l’amnistie, ainsi que cela sera vu dans la suite de ce propos.


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     En tout état de cause, la censure du c) de l’article 35 de la loi de 1881 à laquelle va se livrer le juge constitutionnel dans sa décision n° 2013-319 QPC semble éminemment souhaitable du point de vue de la préservation de la dialectique démocratique, même si la solution ainsi proposée n’est pas dénuée de toute limite.


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2°/- Une censure souhaitable certes du point de vue de la préservation de la dialectique démocratique mais soulevant des interrogations quant à sa portée 


     Si cette décision du juge constitutionnel peut être saluée en ce qu’elle vient abroger avec effet immédiat une disposition législative portant une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression (A), cette censure n’est pas exempte de tout questionnement quant à la problématique résurgente d’un « droit à l’oubli » (B).


A – L’atteinte disproportionnée portée à la liberté d’expression : une entrave au plein déploiement du dialogue démocratique


     Rappelant sa jurisprudence traditionnelle relative à la liberté d’expression, le juge constitutionnel se livre à un contrôle de proportionnalité quant à la violation invoquée de celle-ci, cela après avoir étudié la finalité de chacune des branches du c) de l’article 35 de la loi de 1881  interdisant la possibilité de se prévaloir de l’exception de vérité (amnistie, prescription, réhabilitation, révision). Ce contrôle aboutit à la censure de cette disposition constituant un obstacle au plein déploiement de la dialectique démocratique.


     Dans sa décision n° 2013-319 QPC, le Conseil constitutionnel reprend, après avoir énoncé les termes de l’article 11 de la Déclaration de 1789 (« La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi »), la formulation selon laquelle « la liberté d’expression et de communication est d’autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés [et] les atteintes portées à l’exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi » (considérant 3). C’est sur le fondement de cette même affirmation qu’avait été rendu la décision n° 2011-131 QPC (considérant 3). Dans une décision n° 84-181 DC du 11 octobre 1984, le Conseil avait ajouté que cette liberté était l’une des garanties essentielles du respect « de la souveraineté nationale, la loi ne [pouvant] en réglementer l’exercice qu’en vue de le rendre plus effectif ou de le concilier avec celui d’autres règles ou principes de valeur constitutionnelle ».


     La norme servant de référence au contrôle rappelée par le juge constitutionnel, celui-ci délivre succinctement la méthode désormais traditionnelle au regard de laquelle il va exercer son contrôle : le « fameux » triptyque de la nécessité, de l’adaptation et de la proportion à un objectif poursuivi. Pour ce faire, il rappelle plus ou moins brièvement, les dispositifs mentionnés au c) de l’article 35 de la loi de 1881 pour en préciser in fine les finalités respectives. Aussi, la décision énonce successivement que l’amnistie et la prescription « visent au rétablissement et à la paix sociale » (considérant 5), la réhabilitation « au reclassement du condamné » (considérant 6) et la révision « au respect des principes du procès équitable et à la poursuite de l’objectif de bonne administration de la justice par la remise en cause, à certaines conditions, d’une condamnation revêtue de l’autorité de la chose jugée » (considérant 7). Le Conseil constitutionnel déduit alors de chacune de ces finalités une économie commune selon laquelle les dispositions régissant chacune des situations correspondant aux quatre branches du c) de l’article 35 de la loi de 1881 « n’ont pas, par elles-mêmes, pour objet d’interdire qu’il soit fait référence à des faits qui ont motivé une condamnation amnistiée, prescrite ou qui a été suivie d’une réhabilitation ou d’une révision ou à des faits constituant une infraction amnistiée ou prescrite » (considérant 8). Ce sont en effet, les dispositions du c) même qui fondent cette interdiction en empêchant d’apporter la preuve de la vérité de faits diffamatoires. Il est intéressant de noter à cet égard que le Conseil parle de « faits qui ont motivé une condamnation amnistiée [ou] prescrite » alors que le texte du c) de l’article 35 de la loi de 1881 évoque quant à lui uniquement une imputation se référant à un « fait constituant une infraction amnistiée ou prescrite ». Ce qui n’est pas sans introduire une ambigüité entre « prescription de l’action publique » et « prescription de la peine » et, plus encore, entre « amnistie de faits » et « amnistie de condamnations prononcées ».


     En tout état de cause, le Conseil constitutionnel conclut à l’inconstitutionnalité dudit c) de l’article 35 de la loi de 1881 car l’interdiction ainsi prescrite visait « sans distinction », dès lors qu’ils «  se réfèrent à un fait constituant une infraction amnistiée ou prescrite [il est bien question d’une infraction prescrite], ou qui a donné lieu à une condamnation effacée par la réhabilitation ou la révision », «  tous les propos ou écrits résultant de travaux historiques ou scientifiques ainsi que les imputations se référant à des évènements dont le rappel ou le commentaire s’inscrivent dans un débat public d’intérêt général » (considérant 9). Aussi le caractère trop « général et [trop] absolu » de l’interdiction incriminée ainsi décelé, le juge constitutionnel constate la violation de la liberté d’expression par cette atteinte qui n’est « pas proportionnée au but poursuivi ». De telles interdictions, si elles peuvent être perçues comme une « mesure nécessaire et adaptée au but poursuivi » n’en sont pour le moins pas considérées comme étant proportionnées à l’objectif poursuivi (Commentaire aux Cahiers, décision n° 2011-131 QPC, p. 8). Un tel constat de violation n’est en outre pas une surprise : un considérant identique avait fondé la décision n° 2011-131 QPC de censure du b) de l’article 35 de la loi de 1881 (interdiction d’apporter la preuve de plus de 10 ans) – décision qui s’inscrit, selon le Commentaire aux Cahiers (p. 16), dans la « même logique » pour l’interdiction de rapporter la preuve des faits prescrits. Au demeurant, le Conseil constitutionnel s’abstient, par la technique de l’économie de moyens, de répondre aux griefs relatifs aux droits de la défense (considérant 10).


     Outre cette jurisprudence constitutionnelle, l’ordre juridique interne était déjà sous l’emprise de la protection conventionnelle assurée par la Cour de Strasbourg qui, ainsi que cela a été illustré au travers des exemples précédents, attache une attention vigilante à ce que soit préservée coûte que coûte un espace de dialogue démocratique lorsque qu’il en va d’une discussion d’intérêt public à l’instar de travaux scientifiques ou historiques, ou encore relativement à un certain niveau de transparence informationnelle exigible d’organismes pourvoyeurs d’un service public, ou encore de personnalités assurant ou briguant une charge publique (comp. à la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi, v. Cons. Constit., Décision n°2012-647 DC, du 28 février 2012, Loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi ADL du 2 mars 2012).


     Après un premier temps qui pouvait être marqué par les considérations tenant à l’apaisement social et à la consolidation du vivre-ensemble – impératifs recevant une illustration forte avec l’amnistie, dont il est retracé un panorama historique assez symptomatique dans le Commentaire aux Cahiers, p. 7-8, panorama débutant par cette formule de Paul Ricœur « Réparer par l’oubli les déchirures du corps social » – succède un deuxième temps, où l’accent est mis cette fois-ci sur le plein déploiement de la dialectique démocratique qui permet, le cas échéant, le « contrôle démocratique qui devrait normalement pouvoir s’exercer sur l’aptitude technique et la rectitude morale de ceux à qui sont confiés des pouvoirs  importants dans la cité ou qui ambitionnent de recevoir de tels pouvoirs ». En cela, les législateurs avaient « mis la médisance au service de la démocratie » (Georges Levasseur, cité dans le Commentaire aux Cahiers, décision n° 2011-131 QPC, p. 3-4).


     C’est à l’aune de ces considérations qu’il peut être parlé ici d’une entrave au plein déploiement de l’ « agir communicationnel ». Cette dernière référence fait écho à l’ouvrage Théorie de l’agir communicationnel (1981) du philosophe et sociologue Jürgen Habermas. Il paraît impossible de faire le résumé de la pensée riche et complexe exprimée par le penseur allemand. Toutefois, cette assertion tenant à l’entrave dressée face au plein déploiement du dialogue démocratique, par une disposition à l’instar du c) de l’article 35 de la loi de 1881, procède d’une série de recoupements plus ou moins intuitifs opérés entre la théorie sus-évoquée et la réalité d’une limitation de la liberté d’expression.


     En effet, au gré de recherches plus ou moins approfondies, il peut être constaté que l’objectif assigné à la communication, dans le cadre d’un tel schéma théorique est de créer du lien, de développer l’intérêt pour les affaires publiques, de faire un usage public de la raison et donc de dialoguer dans un espace public pluriel. Il s’agit alors d’une situation d’interaction entre individus libres et d’une situation exempte de domination, supposant donc une certaine égalité ou du moins une loyauté entre protagonistes. C’est à ce titre que l’asymétrie disproportionnée que pose le c) – tout comme le b) – de l’article 35 de la loi de 1881 constituait une entrave au plein déploiement d’une discussion publique libérée, nécessaire dans toute société démocratique : l’accusation de diffamation doit pouvoir être ainsi renversée par la preuve du fait diffamatoire en cas d’infraction prescrite ou amnistiée ou de condamnations ayant fait l’objet d’une réhabilitation ou d’une révision. En définitive, le Conseil constitutionnel, à l’appui de cette perception, se fait le garant d’une certaine dialectique démocratique qui laisse pendante la question résurgente d’une éventuelle protection d’un « droit à l’oubli ».


B – Les limites de la censure opérée face à la résurgence de l’invocation d’un « droit  à l’oubli »


     Les limites afférentes à la décision de censure du Constitutionnel sont de deux ordres : la première est assez spécifique puisque relative à la question particulière de l’inconstitutionnalité de l’exception de vérité pour les faits amnistiés, tandis que la seconde est celle plus spécifique qui conduit à questionner la portée de la décision à l’aune de l’invocation d’un certain « droit à l’oubli », invocation de plus en plus prégnante dans le débat public relative à l’ « espace numérique ».


     A propos de la déclaration d’inconstitutionnalité relative à l’exception de vérité pour les faits amnistiés, la question s’est posée de savoir si cette censure remet en cause l’interdiction d’évoquer les condamnations effacées par l’amnistie prévue à l’article 133-11 du code pénal. Si la décision est silencieuse sur ce point, le Commentaire aux Cahiers, quant à lui, affirme expressément que la censure de l’interdiction d’évoquer les faits « ne remet pas en cause » l’interdiction d’évoquer les condamnations effacées par l’amnistie. Et le Commentaire de rappeler qu’il « peut être interdit que les jugements de condamnations amnistiées soient produits en défense pour apporter la preuve de la vérité d’un fait diffamatoire » (p. 17). Aussi, la Cour de cassation est très récemment venue rappeler avec force le principe de l’interdiction du rappel de condamnations amnistiées prévu à l’article 133-11 précité (Cass., Civ. 1ère , 16 mai 2013, FS-P+B+I, n°12-19783 – l’euro-compatibilité d’une telle solution peut d’ailleurs être questionnée à l’aune de l’arrêt Schwabe  c. Autriche sus-évoqué). Il ressort de cet arrêt du juge judiciaire ainsi que des précisions apportées par le Commentaire au Cahiers que la possibilité de se prévaloir de l’exception de vérité ne vaut que pour le rappel des « faits » ayant fait l’objet d’une amnistie et non de la « condamnation » amnistiée. La différence peut s’avérer ténue en pratique : le prévenu de diffamation devra alors sans doute se contenter de rappeler les infractions en restant, le cas échéant, le plus discret possible, en cas de condamnation pénale, sur la qualification retenue par la juridiction ainsi que la peine prononcée. Toutefois, il faut encore rappeler que ce même article 133-11 du code pénal prévoit l’exclusion du champ de cette interdiction des « minutes des jugements, arrêts et décisions »… Sous l’apparence d’une solution parfaitement lisible, le Conseil constitutionnel aurait sans doute gagné à être plus clair en la matière eu égard au principe de légalité en droit pénal ainsi qu’à l’objectif à valeur constitutionnelle d’intelligibilité de la loi.


     A présent sur la question plus générale du « droit à l’oubli » qui peut être conventionnellement rattaché soit à la protection du droit à la vie privée (art. 8 de la CSDLF) soit à la « protection de la réputation ou des droits d’autrui » (art. 10 §2 de la CSDLF), le Conseil constitutionnel a estimé que la conciliation réalisée entre celle-ci et la liberté d’expression était déséquilibrée, se traduisant par une atteinte excessive à cette dernière liberté.


     A cet égard, le Commentaire aux Cahiers fait état d’un raisonnement par analogie susceptible d’avoir contribué à emporter la conviction du juge constitutionnel en relevant que la prohibition de l’offre de preuve du c) de l’article 35 de la loi de 1881 ne s’étend pas, conformément au principe d’interprétation stricte de la loi pénale, à une infraction ayant fait l’objet d’une ordonnance de non lieu, d’une décision de classement, d’un acquittement ou encore d’une relaxe, alors même que l’individu dont la condamnation a fait l’objet d’une réhabilitation ou d’une révision se trouve dans « un cas comparable » (Commentaire aux Cahiers, p. 17-18).


     Cette sanction prononcée par le Conseil constitutionnel soulignant la nécessité de préserver un espace de discussion propice aux travaux scientifiques et historiques ainsi qu’à tout débat public d’intérêt général peut-elle être considérée comme une sorte de « directive » adressée à l’attention du législateur afin de l’inciter à « revoir sa copie » ? Premièrement, cela semble peu vraisemblable dans la mesure où il s’agit ici d’une abrogation avec effet immédiat, même si cette dernière n’est pas exclusive d’un nouveau travail législatif (Cf. décision n° 2012-240 QPC relative à la définition du délit d’harcèlement sexuel – ADL du 9 mai 2012). Deuxièmement, il y a également fort à en douter en raison du mouvement général de « démantèlement » des hypothèses de restriction de la possibilité de prouver la vérité des faits diffamatoires engagée tant dans l’ordre juridique interne que dans le cadre de la CSDHLF. Troisièmement, et par ailleurs, quelle serait l’utilité de consacrer une telle réserve fondamentale tenant à la nécessaire protection du « débat public d’intérêt général » dans la mesure où la loi n’a « le droit de défendre que les actions nuisibles à la société » (art. 5 de la Déclaration de 1789) ? Quatrièmement, cette réserve tenant à la caractérisation de débat public d’intérêt général peut de surcroît être déduite du a) du même article 35 de la loi de 1881 qui prévoit l’interdiction de l’offre de preuve pour des faits « lorsque l’imputation concerne la vie privée de la personne ». Cinquièmement, et enfin, il ressort du Commentaire aux Cahiers de la décision, que le Conseil constitutionnel se ménage toujours une « voie de sortie » en cas de nécessité dûment étayée (à l’instar d’une situation où se poserait une ardente nécessité d’apaisement social) afin « que dans des circonstances particulières, le législateur [puisse décider], à l’occasion d’une  loi d’amnistie, d’interdire le rappel de certains faits » (Commentaire aux Cahiers, p. 17) et donc sa censure n’est, en un certain sens, ni générale, ni absolue.


     Par ailleurs, la décision rendue par le juge constitutionnel entretient une problématique résurgente du « droit à l’oubli ». Ce dernier ne fait certes pas l’objet d’une mention dans ladite décision, ni d’une reconnaissance explicite quelconque dans notre corpus constitutionnel. Mais cette « recherche d’un droit à l’oubli » – selon l’expression employée dans le Commentaire aux Cahiers – n’en constitue pas moins un motif d’intérêt général à même de fonder l’intervention du législateur par le biais de loi d’amnistie (décision n°88-244 DC : considérant 24 « […] c’est dans un souci d’apaisement politique ou social que le législateur recherche[…] l’oubli de certains faits et l’effacement de leur caractère répréhensible »). Et ce « droit » peut trouver à se déployer par le bais de différents instruments normatifs à l’instar de l’article 2 de la Déclaration de 1789 ou encore de l’article 9 du code civil, tous deux aux fondements du droit au respect de la vie privée dans l’ordre juridique interne, de même que la loi dite « informatique et libertés » du 6 janvier 1978 garantit à toute personne un droit d’information, d’accès, d’opposition et de rectification relativement aux traitements de données à caractère personnel la concernant.


     Cette thématique du « droit à l’oubli » peut être qualifiée de résurgente dans la mesure où l’expression de « droit à l’oubli » semble recouvrir des aspirations de plus en plus élargies et posant des défis croissants dans le cadre de la société numérique actuelle (voir la consultation « Construire ensemble un droit à l’oubli numérique » lancée récemment par la CNIL). Et cette tendance dénote bien de l’existence de deux approches de ce droit : une vision « classique » et « collectiviste » motivée par la volonté d’apaisement, de pacification sociale et politique, et une vision davantage « rénovée » et « individualiste » nécessitée par le défi de la protection de la vie privée de l’ « internaute ». Tandis que le « premier » droit à l’oubli paraît plus enclin à faire l’objet d’inflexions en cas de débat public d’intérêt général en raison de la liberté d’informer et d’être informé, le « second » droit à l’oubli semble, lui, être plus intangible dans son affirmation théorique balbutiante du moins en raison de l’impérieuse nécessité de protection du respect de la vie privée auquel chaque individu-internaute aspire (Pour une illustration des contentieux auquel donne lieu ce que nous nous risquons à appeler « mémoire algorithmique », se reporter utilement à l’article de Roseline Letteron « « Google Suggest » et l’injure publique » publié le 21 juin 2013 sur son blog).


     Très récemment, la confrontation de ces deux « conceptions » du droit à l’oubli a reçu une illustration fort instructive dans l’arrêt Wegrzynowski et Smolczewski c. Pologne rendu le 19 juillet 2013 par la Cour de Strasbourg qui a constaté la non violation de l’article 8 de la Convention garantissant le droit au respect de la vie privée et familiale. Le communiqué de presse de la Cour résume ainsi l’affaire et la solution qui a été retenue: « Dans cette affaire, deux avocats se plaignaient qu’un article de presse portant atteinte à leur réputation demeurait accessible au public sur le site internet du journal (les tribunaux polonais, dans une action pour diffamation antérieure, avaient jugé que l’article en question n’était pas fondé sur des informations suffisantes et était contraire aux droits des intéressés). […] La Cour estime que les tribunaux polonais ont ménagé un juste équilibre entre, d’une part, le droit d’accès du public à l’information et, d’autre part, le droit du requérant à la protection de sa réputation. Elle considère en particulier que le retrait total de l’article litigieux des archives du journal aurait été disproportionné. Elle relève en même temps que le requérant n’a pas demandé l’ajout dans l’article mis en ligne d’une référence au jugement rendu en sa faveur ».


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     Finalement, la décision n° 2013-319 QPC montre à quel point le juge constitutionnel s’attache à démanteler – en parallèle et dans le prolongement d’autres acteurs normatifs – les obstacles qui s’élèvent face à la liberté d’expression dans le cadre de débat public d’intérêt général. Cette posture des juges de la rue Montpensier n’est pas dépourvue de significations quant au rôle des juges du fond. En effet, selon Roseline Letteron, il ne faudrait « pas vider le droit à l’oubli de son contenu, en considérant que n’importe quel propos ouvre un débat public d’intérêt général. Les juges du fond [devant alors] définir avec précision ce qui relève du déballage malsain dans un but de vengeance personnelle et ce qui, en raison de son intérêt général, doit être porté à la connaissance de tous » (« QPC : diffamation, exception de vérité et droit à l’oubli » publié le 9 juin 2013). C’est là, ainsi que cela a été évoqué précédemment, une possibilité que semble préserver l’interdiction prescrite au a) de l’article 35 de la loi de 1881 relatif à l’imputation se référant à la vie privée de la personne.


     En se penchant sur une question relative à la consistance d’un « droit à l’oubli » qualifiable de « traditionnel », le Conseil constitutionnel ne manque de raviver les discussions et réflexions autour de la nécessité d’un « droit à l’oubli numérique », un droit qui devrait permettre à tout un chacun – internaute – de laisser reposer « sa vérité » au fond de son puits individuel.


     Dans une tribune récente, Marc Mossé appelait ainsi à la consécration d’un « habeas corpus digital » dans les termes suivants : « Certes, la liberté proclamée par l’article 2 de la Déclaration de 1789 implique le respect de la vie privée. Mais l’importance prise par internet nécessite une consécration symbolique, un habeas corpus digital. Il s’agirait de consacrer un droit à l’autodétermination informationnelle de chacun, un droit à l’intégrité de notre identité contre toute intrusion des technologies non librement acceptée » (peut être consulté, à cet égard, le rapport « Redécouvrir le Préambule de la Constitution » présidé par Simone Veil en 2008).


Conseil constitutionnel, Décision n° 2013-319 QPC du 7 juin 2013, M. Philippe B. [Exception de vérité des faits diffamatoires constituant une infraction amnistiée ou prescrite, ou ayant donné lieu à une condamnation effacée par la réhabilitation ou la révision]Communiqué et commentaire


Pour citer ce document :

Selim Degirmenci, « La liberté d’expression aux prises avec la protection contre la diffamation, une “vérité“ sans cesse extirpée de son puits par les juges de la rue Montpensier » [PDF] in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 19 août 2013.


Les Lettres « Actualités Droits-Libertés » (ADL) du CREDOF (pour s’y abonner) sont accessibles sur le site de la Revue des Droits de l’Homme (RevDH)Contact

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