aicha

Au seuil de la mort, Aïcha bint Abi Bakr se souvient de la vie glorieuse et terrible qu’elle a menée, aux côtés de son mari, le prophète Muhammed, puis seule après sa mort, confrontée tant à ses partisans qu’à ses opposants. Celle qu’on appelle la Mère des croyants prend le calame pour faire le récit de sa vie, en soupeser le bien et le mal mais surtout, laisser une trace dans ce monde de sa vision de la naissance et de l’expansion de l’Islam. Promise dès son plus jeune âge à Muhammed et mise au cœur des événements, elle se rappelle avec joie, douleur et nostalgie de ces années charnières dont elle fut un témoin et une actrice majeurs…

J’avais attendu avec impatience ce dernier volet de la trilogie des Femmes de l’Islam (vous pouvez retrouver mes articles sur les deux premiers tomes, Khadija et Fatima) : chacun des deux précédents avait su renouveler mon intérêt, tant de par l’évolution de l’histoire que de par le fait qu’ils adoptent le point de vue d’un personnage en particulier, offrant une perspective très subjective et des angles d’analyse différents. Mon attente n’aura pas été vaine : ce troisième volume est probablement le plus intime, le plus percutant et le plus engagé. La puissance de la narration de Marek Halter s’y déploie dans une prose envoûtante et haletante, nous faisant pénétrer dans les alcôves les plus profondes  des pensées d’Aïcha, qui occupe la place centrale du récit. Elle y délivre ses mémoires, ses confessions, et on l’on y plonge comme dans un journal intime, animé comme elle par la force du souvenir, qui exalte et densifie le vécu, le modifie aussi parfois, selon ce que l’on souhaite se rappeler. Et c’est en cela que Marek Halter réussit avec brio à soutenir notre attention et à nous captiver jusqu’à la dernière ligne. Si l’essentiel du récit est celui raconté par Aïcha, la fin offre un autre point de vue, d’une autre épouse, qui lui a survécu, offrant une perspective nuancée…

Car au-delà de cette épopée romanesque formidable, Marek Halter raconte l’Histoire de l’Islam, dans une plume narrative certes, mais se basant sur une chronologie exacte et s’appuyant sur des faits avérés. Bien évidemment, comme je l’avais déjà mentionné dans les articles relatifs aux tomes précédents, nous avons affaire à un roman ici : l’auteur ne se positionne pas comme un historien et comme tout roman historique, il marie les faits à la fiction. Néanmoins, et pour avoir eu la chance d’étudier l’Islam médiéval, il faut bien reconnaître que Marek Halter a fait une fois encore un colossal travail de recherche pour écrire ce récit et qu’il raconte par le biais des mémoires d’Aïcha l’apparition d’un Islam conquérant, qui étend son influence graduellement et dont les jeux de pouvoir surgissent et provoquent alliances, mais aussi conflits et haine. D’ailleurs, dès le début de son témoignage, Aïcha l’évoque : « Après bien des pensées et des réflexions, il me semble que c’est aux jours d’après la grande victoire de Badr que commença l’œuvre du mal qui déchire aujourd’hui encore mon cœur et celui de tous les vrais croyants. » Pour rappel, la bataille de Badr est celle où Muhammed et ses fidèles mettent en échec pour la première fois les Mecquois dits adorateurs d’idoles. Car la construction de l’Islam a été longue et ne s’est pas réalisée sans douleur ni compromis : sous la plume de Marek Halter et donc la voix d’Aïcha sont évoqués la rupture avec les Juifs, longtemps alliés à Muhammed, la modification des relations avec les chrétiens, la création des règles, droits et devoirs des femmes et bien sûr, l’écriture du Coran et le schisme entre sunnites et chiites.

Arrêtons-nous sur le rôle des femmes un instant, essence même du projet d’écriture de Marek Halter, qui présente le prophète Muhammed comme très respectueux des femmes, de leurs droits et de leur intelligence. Aïcha est tradtionnellement considérée comme sa femme préférée, elle dont la mémoire prodigieuse et louée lui conférait un rôle extrêmement puissant auprès de lui. Elle était présente lorsque l’ange Gabriel entrait en contact avec Muhammed pour lui transmettre les paroles de Dieu et il aurait évoqué Aïcha comme « la moitié de la religion ». Hélas, dans des sociétés patriarcales (cela concerne alors une grande partie du monde connu il me semble et n’a pas vraiment tant changé que ça à bien des égards), le piédestal sur lequel Aïcha repose et l’estrade sur laquelle le prophète fait monter les femmes ne plaît pas à tout le monde. Marek Halter, par petites touches d’abord, montre comment Muhammed est obligé de faire des compromis pour ne pas briser les fragiles alliances soudées, avec par exemple la séparation de certaines pièces entre hommes et femmes et l’interdiction pour les uns comme pour les autres de se retrouver ensemble dans  certaines. La question de l’égalité des droits en matière d’héritage va générer du remous, mais c’est surtout un incident qui va provoquer un bouleversement majeur. Aïcha était mal vue par beaucoup, jaloux de son influence, de son rôle de gardienne de la mémoire du prophète et dans ces cas-là, la moindre occasion de pouvoir dire et faire le mal est du pain béni. Il est vrai qu’Aïcha est présentée comme ayant aussi son petit caractère et, mariée jeune à un homme beaucoup plus âgée qu’elle (sur la controverse de son âge, Marek Halter prend le parti de rappeler subtilement la différence entre être promise et partager la couche d’un homme, montrant un Muhammed respectueux de son épouse, et même une Aïcha qui prend les rênes une fois prête pour devenir vraiment sa femme), nombreux étaient ceux qui voulaient lui prêter des désirs pour des hommes plus jeunes. Jalouse de la prise d’une nouvelle épouse pour son harem, Aïcha devient distante envers son mari et après une bataille contre les Banu Mustaliq, elle fut oubliée durant une étape lors d’un voyage. S’étant précipité pour récupérer son collier de mariage qu’elle avait égaré près du campement, elle avait omis de rabattre les volets montrant qu’elle ne s’y trouvait pas (les femmes du prophète devant se cacher du regard des autres hommes dans un palanquin). Elle sera raccompagnée auprès de son mari à l’étape suivante par un jeune bédouin qui la trouve lors de son passage. Il n’en faut pas plus pour que les langues se  déchaînent et s’abattent sur elle, l’accusant d’adultère. Durant un temps interminable pour Aïcha, débats, convocation et provocations vont se dérouler, l’opprobre s’abattre sur elle, avant que par révélation, Muhammed invoque désormais la nécessité d’avoir 4 témoins pour accuser d’adultère et la réhabilite, au grand dam de Fatima, qui ne l’a jamais aimée et a toujours vu en elle une rivale. Dès lors, la sourate sur l’adultère et celle renforcée sur le fait de se cacher du regard d’autrui vont s’ancrer ainsi définitivement et les interprétations se multiplier. Sans entrer dans une quelconque analyse, Marek Halter fait ainsi aussi passer un message à entrées multiples par la voix d’Aïcha : les femmes sont vues comme une menace par beaucoup d’hommes qui veulent les asservir pour se donner un rôle supérieur, les écarter du pouvoir, surtout religieux. Mais il évoque aussi la difficulté du compromis dans lequel le prophète doit trouver la juste place, pour permettre à l’Islam balbutiant de jaillir et de rayonner et celui de ne pas laisser les appétits des hypocrites dicter sa conduite. Sujet délicat à aborder mais j’ai personnellement trouvé que sans donner de leçons moralisatrices, Marek Halter vient avec sagesse rappeler que la construction des grandes religions monothéistes s’est faite avec des nobles âmes dénouées d’intérêt personnel mais aussi malheureusement avec des acteurs assoiffés de pouvoir et de règne, les femmes étant bien souvent les premières à en payer le prix.

Au-delà, le récit passionné d’Aïcha, de son amour pour Muhammed, de sa vie à ses côtés, son regard posé sur les intrigues, les conspirations mais aussi sa foi, sa vie au sein du tourbillon de cette époque emporte le lecteur. Passages du Coran qui jalonnent le fil de sa mémoire, descriptions des paysages, des batailles, du quotidien : son regard affûté passe au crible les moindres détails et la finesse avec laquelle elle nous fait revivre ses émotions crée une connexion avec le lecteur qui a l’impression de partager en direct son chemin de vie mouvementé. Joie, enthousiasme, espoir, mais aussi craintes et douleurs sont également partagés avec nous : la plus grande souffrance étant celle de n’avoir jamais pu enfanter, ce qui a contribué à diminuer d’autant plus son autorité…Mais la plus grande souffrance est celle qui succède à la mort de Muhammed, qui va signer l’ouverture d’une plaie béante et jamais refermée depuis dans l’Islam : la légitimité de la succession. Sans rentrer dans trop de détails, d’un côté, Fatima et Ali, héritiers familiaux avec leurs deux fils, de l’autre Abu Bakr, père d’Aïcha, compagnon de la première heure de Muhammed. Ce dernier va prendre le pouvoir et devenir calife, suivi après sa mort par Omar, lui aussi fidèle compagnon du prophète. Morte un mois après son père, Fatima ne peut se battre pour qu’Ali devienne successeur mais ce dernier, après avoir patiemment attendu, va se battre contre Aïcha, dans une bataille, celle de la première fitna, dite « du chameau » où elle sera battue par les partisans d’Ali, consommant définitivement le schisme entre sunnites et chiites. Car pour Aïcha, qui voulait à tout prix et pendant longtemps éviter la discorde et la déchirure, il fallait légitimer sa position et ancrer les paroles de Muhammed. Elle va donc réunir et ordonner précisément ses paroles, rencontrer ceux qui l’ont entendu, réfuter des paroles qu’on lui porte et rédiger ainsi le deuxième livre sacré de l’Islam : la sunna (qui veut dire tradition). On devrait en effet 1200 hadiths (paroles du prophète)  à Aïcha, dont certaines relatives aux droits et devoirs des femmes. Cela lui permettra d’acquérir respect et considération et de définitivement se faire appeler Mère des Croyants (nom dont bénéficient par ailleurs les épouses du prophète). Et face au refus d’Ali de s’effacer, leurs armées respectives vont combattre, déclenchant le début d’hostilités jamais apaisées.

Aïcha n’était pas parfaite (ce qu’elle reconnaît elle-même et couche par écrit de sa plume, jusqu’à ce qu’elle perde la vue et doive demander l’aide d’une main pour achever péniblement son récit avant de mourir). Et Umm Salama, à qui on doit également de nombreux haddith, dernière épouse à survivre après la mort du prophète, demande à celle qui a pris le calame pour Aïcha de rédiger pour elle sa vision des choses : en quelques pages, elle résume son opinion. Aïcha a commis la faute, celle qui lui faisait tant peur et horreur : celle de la discorde. Umm Salama offre un autre regard, celui d’une Aïcha qui bien que pieuse et louable à maints égards, est aussi coupable d’avoir enclenché la bataille du chameau, en refusant à Ali le rôle qu’il demandait à avoir. J’ai parlé de l’issue plus haut, celle d’un schisme jamais refermé. Sujet délicat encore une fois…Marek Halter ne juge pas, ce n’est pas le propos de l’écrivain, mais il nous invite dans ce merveilleux livre à réfléchir et à s’interroger, nous soufflant dans sa prose merveilleuse un message appelant à apaiser nos rancoeurs, nos combats et à redonner à la lumière, reçue et offerte, toute sa place plutôt que de laisser les ténèbres l’emporter.

Je crois que c’est peut-être le plus long article rédigé sur un livre à date sur ce blog. Cette trilogie passionnante et richement documentée le mérite. Marek Halter y met en place un récit captivant, dans lequel tous nos sens sont emportés, et on plonge dans cette épopée de tout son être, happé par le déroulement de l’Histoire et tenu en haleine par ces personnages féminins forts, auxquels il rend un hommage vibrant. Encourageant le dialogue interreligieux, Marek Halter nous offre un moment de lecture non seulement agréable mais édifiant, une réflexion spirituelle plus que théologique, qui peut toucher chacun par l’universalité de l’humanisme qui imprègne sa plume. Précieuse et lumineuse, les Femmes de l’Islam sont une invitation à la tolérance et à l’échange culturel dont le monde a besoin.